mercredi 29 juin 2011

La Chakana andina

Il est très, très, mais alors très compliqué d'expliquer la cosmogonie andine.
Tu veux que je te fasse un dessin?

Eh bien justement, en regardant le dessin, ami lecteur, tu risques de rester encore plus perplexe...
La Chakana andina, c'est la représentation par l'image de l'univers tel qu'il est conçu depuis des siècles, voir même des millénaires d'ailleurs, par les populations andines. La base de cette conception repose sur le principe de dualité. Dans les Andes, tout a son double: le Soleil et la Lune, le masculin et le féminin, l'eau et le feu, l'hiver et l'été, les semences et les récoltes. Rien n'est unitaire, tout est double et chaque chose a elle-même deux facettes.
La Chakana représente d'abord ça. Ensuite, j'ai vu que suivant de savants calculs on pouvait orienter le schéma selon un axe Nord Ouest-Sud Est qui correspond au Qhapaq Ñan, l'ancienne route inca. Les saisons tournent (à l'envers, hémisphère sud oblige) autour de cet axe et dans le même mouvement le calendrier agricole et rituel. Ce rythme là n'a rien d'exceptionnel. Dans toute l'Amérique indigène c'est le même ou quasiment, toujours basé sur le mouvement des astres et sur la répétition des saisons. On se dit alors, en y réfléchissant bien, quoique pas trop en fait, que notre calendrier est lui complètement en décalage avec la nature et le cosmos. Les mois ne sont pas lunaires, les saisons à peine évoquées. On ne se demande alors plus vraiment pourquoi nos sociétés sont aussi stressées... En fait, nous sommes dans le monde "moderne" (la bonne blague) en perpétuel effet de décalage horaire.

Mais revenons en à la Chakana. Voyant ce système de représentation cosmogonique profondément logique bien enraciné dans les Andes, les missionnaires catholiques, à l'époque de la Conquête et de la Colonisation des empires américains, se disent, dans ce qui leur reste de lucidité, qu'ils ne pourront pas faire autrement que de reprendre cette organisation de l'univers dans leurs discours d'évangélisation. Effectivement, c'était loin d'être idiot. C'était d'ailleurs déjà la méthode des Incas qui, en intégrant les ethnies conquises au territoire du Tawantinsuyu, en avaient aussi absorbé les croyances, incapables de lutter contre le pouvoir des huacas locales et dans l'impossibilité d'imposer le Dieu Soleil, Tata Inti, comme dieu unique. Bref, les missionnaires catholiques étudient avec précisions la cosmogonie des indigènes ainsi que leurs divinités et voici ce qu'il en ressort:

- on calque les fêtes du calendrier catholiques sur les célébrations rituelles du calendrier andin. Noël tombe ainsi très bien au moment du solstice d'été, le Corpus Christi au moment du 24 juin ou fête du Soleil, Inti Raymi, notamment chez les Incas, et ainsi de suite.

- les saints du calendrier caholique ne sont pas en reste et, même si ça fait un peu "païen", on leur attribue les pouvoirs des divinités locales. Exemple très fréquemment cité, le 24 juillet, Santiago, Saint Jacques, devient Illapa, le dieu du tonnerre et de la foudre, Tata Bombori dans les Andes boliviennes, je vous en ai déjà parlé.

- la Mère Terre, Pachamama, devient une mère "humaine" en la personne de la Vierge Marie.

- Jésus lui -même ressemble fort à Tunupa dont la légende court dans toutes les Andes...

Que de coïncidences dites moi, c'est fou!, se disent les missionnaires.
Seulement les indigènes, eux, ne sont pas vraiment du même avis. Attention, officiellement, si, bien sûr, ils se convertissent au catholicisme. En même temps, c'est vrai, ils n'ont pas vraiment le choix, c'est ça ou finir la tête coupée, aïe. Officieusement, c'est une tout autre histoire. Il y a plusieurs théories sur le sujet. La première consiste à dire que c'est un métissage parfait, que ces deux cultures étaient faites pour s'entendre et se fusionner. C'est la version catholique. La seconde avance la théorie du syncrétisme, d'une association entre les deux religions qui aurait formé une culture multiple mais parfaitement cohérente. C'est la thèse de certains universitaires, attention, c'est un bon gros résumé. La troisième, c'est la vision éclairée de mon ami Georges Pratlong, grand spécialiste des Andes, qui hésite un peu sur ce terme de syncrétisme en tant que métissage et préfère parler de vernis catholique qui aurait recouvert les traditions andines. Il suffirait de gratter, rien qu'un peu, pour que toute la culture ancestrale ressurgisse, pas du tout diminuée ni mélangée, encore assez ressemblante avec ce qu'elle a pu être il y a des siècles. Il y a dans cette théorie là quelque chose de très important, c'est la place prise par les indigènes eux mêmes, certes dominés par les catholiques, mais acteurs, conscients ou inconscients, de la conservation mentale, rituelle, ancrée et pourquoi pas physique (quand on sait à quel point il est difficile de changer de rythme de vie, imaginons nous si ce rythme est inné à notre peuple, à notre ethnie, depuis des millénaires) de leur cosmogonie.

Alors voilà, lecteur ami. Si tu es encore plus embrouillé après lecture qu'avant, c'est que tu commences à revoir et/ou à questionner tes schémas cosmogoniques. C'est que tu prends petit à petit conscience que dans notre univers tout est lié, chaque chose dépend d'une autre, y est associée et cette association est elle même reliée au reste du cosmos. Une construction façon Tour Eiffel en allumettes: si l'une d'elles tombe, tout s'effondre. Et le monde, comment va-t-il? Bieeeenn, cher lecteur, tu progresses, bravo...

Demain je te parlerai de la Chakana en version relief, mais, comme on dit dans les Andes, demain, c'est peut-être jamais...

CONTES DE LA MINE

Le monstre de la mine



Dans la galerie la plus profonde et la plus éloignée de la mine, où le temps s'est arrêté dans un temps sans temps, habite un monstre à deux têtes, quatre jambes et quatre bras.
Les mineurs qui l'ont vu de loin, entre la pâle lumière des lampes et les rideaux de l'impénétrable obscurité, racontent que le monstre s'alimente des cadavres de ceux qui ont perdu la vie dans les fosses de la mine.
On dit aussi que le monstre, aux cornes tordues et aux yeux rutilants, pleure comme un enfant abandonné et fait des tours sur lui-même, en se mordant la queue qui parfois étincelle comme un fouet de feu.
Les mineurs, qui connaissent les secrets cachés au sein de la montagne, affirment que le monstre est l'enfant que le Tio a eu avec une indienne qu'il a déshonorée et engrossée dans un seul acte d'amour.
Le monstre de la mine, fils légitime du Tio et héritier des richesses minérales, n'apparaît qu'aux mineurs qui perdent la raison à force de pijchar et de boire.

Glossaire:

PIJCHAR: v. Mâcher de la coca.


(Traduction:emilie beaudet)

lundi 20 juin 2011

Réveillez-vous!

Ce titre ressemble à une propagande des Témoins de Jéhova, mais non, c'est juste une réaction spontanée après avoir assisté hier au 4ème Festival du Charango à Paris.

Les deux premiers festivals avaient été une apothéose: de grands musiciens, la salle comble de l'UNESCO, des rappels et des ovations à n'en plus finir, des frissons dans la salle, des rires, de la communication entre le public et les artistes. Coca, Milchberg, Pérez, Alvis, Cavour et j'en passe étaient venus faire la promotion de cet instrument andin. L'ambassadrice Luzmila Carpio était là, avait fait un discours d'inauguration, grandiose, je vous dis.

J'avoue, j'ai raté le 3ème Festival, je ne peux donc pas vous en faire un récit direct et fidèle, mais les échos que j'en ai eu laissaient déjà pointer la déception...

Hier, à la Maison des Cultures du Monde de l'Alliance Française, 4ème festival du charango. La salle était à moitié pleine (parce que je préfère voir le côté positif) de gens tout acquis à la cause de cette manifestation culturelle et militante, pour la sauvegarde, la diffusion d'un patrimoine. Des habitués, beaucoup de français fans de musique des Andes, musiciens eux-mêmes, toujours prêts à se mobiliser et à se réunir pour participer à cette fête qu'est le Festival du Charango. De boliviens, pas des masses, en tout cas énormément moins que les années précédentes. Et je ne pense malheureusement pas que ce soit une question de prix. 17 euros, c'est assez abordable vu les artistes qui sont montés sur scène encore hier soir. Non, simplement un effet de lassitude, de l'indifférence, autre chose à faire. Et c'est là que je lance mon fameux: "réveillez vous!" C'est à vous, boliviens de Paris, de France, de diffuser, de faire vivre votre culture. Si vous mêmes vous en désintéressez, n'allez pas ensuite protester parce qu'on vous marche sur les pieds. C'est à vous d'être fiers de ce patrimoine.

Bref... Passons... Il est vrai que la nouvelle génération d'immigrés boliviens en France n'est pas du tout semblable à celle qui avait débarqué il y a 10 ou 20 ans. Les premiers étaient artistes, musiciens pour la plupart, venant en Europe avec une soif de découverte et de partage, avec un bagage culturel riche. Aujourd'hui, argent, money, plata, c'est tout ce qu'on cherche. Le Festival du Charango? Ah, oui...

Et pourtant, et pourtant... Il y en a qui ont fait des centaines de kilomètres, qui n'ont pas dormi de la nuit, qui ont déprogrammé des rendez vous, pour s'y rendre encore cette année. Parce que eux savaient ce qui les attendait. D'abord, Alfredo Coca, le parrain du Festival. Pour ma part, j'ai eu la chance de le voir jouer en France, en Bolivie, dans mon salon et je ne suis, je ne serai jamais blasée. Parce que sa manière de jouer est un festival à elle seule, parce que rien que de voir ses doigts s'envoler comme des papillons sur les cordes est un enchantement. Coca est un maestro, plus un mot, on écoute, le charango parle. J'aimerais bien savoir ce qui s'est passé dans la tête et dans le corps de mes voisins de fauteuil, de untel ou untel, de mes amis à ce moment là. Ce qui est sûr, c'est que chacun a dû ressentir quelque chose de fort.

Et que dire lorsqu'est apparu "Micou". Cette fois, j'ai bien su lire dans les yeux émerveillés de mes voisins la résurgence de quelques souvenirs pas si lointains que ça, des images du début, de la naissance d'une passion, renouvelée ce soir, comme rajeunie, revigorée par la prestation d'un maître français, un passionné, un pionnier.

Et puis tout s'est embrasé avec Bonny Alberto Teran. Huayñitos, peines et joies du nord de Potosi, chants d'amour, de ces rythmes qui font danser les mineurs et les paysans le vendredi soir et qui vous font tout oublier. Ne reste que l'allégresse. Bonny, que de souvenirs. Cette fois c'est mon voisin de fauteuil, au premier morceau, que j'ai vu s'envoler directement pour la Bolivie; ça y était, il était parti. Ce n'étaient plus des souvenirs mais un déplacement direct dans l'espace qui s'opérait.

En fait, pour ce Festival du Charango, le 4ème du nom, et pas le dernier je le souhaite, je répète, "réveillez vous", j'ai plus observé la salle que le spectacle! Et rien que pour observer des phénomènes comme ceux que je viens de vous décrire, rien que pour vivre ces moments là, ça valait le coup, et, je vous le dis, ça vaut et ça vaudra toujours le déplacement pour honorer cet instrument profondément enraciné en Bolivie, le charango.

samedi 18 juin 2011

La mémoire des papilles

Un morceau de banane bien mure et mon esprit divague... Je suis au marché couvert de Jayhuayco, dans la zone sud de Cochabamba; trois générations réunies ce matin, tôt, et une petite main qui s'empare d'une banane bien mure et la dévore.


J'ai toujours pensé que la cuisine pouvait faire voyager, dans le temps, dans la géographie, dans les souvenirs et au plus profond. J'ai toujours cru qu'un plat savamment assaisonné pouvait réussir à atteindre et à toucher l'être des convives, leurs tripes, au sens propre comme au figuré.


Il y a tout juste 1 an, tiens, comme c'est drôle, en pleine période de nostalgie post traumatique, j'avais, pour me rendre la vie moins amère, dressé une liste gastronomique de mes souvenirs boliviens. Voici à quoi elle ressemblait.
-Jayhuaycu, 6 heures du matin, l'odeur du tokhori dans la tasse;
-Challapata, le bus de nuit, maté de coca y manzanilla;
-22h, Cochabamba, pan con queso, un dernier creux;
-Cochabamba, le matin, Wist'u Picu, empanadas blancas brûlantes et moqonchinchi;
-Quillacollo, avant Urkupiña, salteñas, ça dégouline;
-Quillacollo, jour de marché, 10h, fricassé, faut l'avaler...;
-Cochabamba, 21h30, samedi soir, resto karaoké, piquemacho entourée d'amis;
-la cancha, Cochabamba, choricito en famille;
-retour de K'ara K'ara, encore de la poussière dans les dents, silp'ancho;
-cuisine de Jayhuayco, un grand sac de fèves fraiches, les mêmes qui nageront dans la soupe, divine;
-Urkupiña, après les rituels andins, pendant la messe, autre forme de communion, le chicharron avec du mote, énorme!;
-Oruro, tard, hiver, nuit, froid, une Huari, ça réchauffe...
Etc, etc,...


Je pourrais vous en livrer des centaines comme ceux là. Parce qu'à chaque odeur, à chaque plat, à chaque fruit correspond un moment, un souvenir. Je m'en suis rendu compte il y a peu quand un ami m'a envoyé des plants de quirquiña, une plante aromatique de Bolivie. J'ai ouvert l'enveloppe et c'est la Bolivie, c'est Cochabamba, c'est la sopa de habas et le saice qui se sont échappés et se sont répandus dans mon salon; c'est le Cristo de la Concordia, les chats qui courent dans la maison, la radio Panamericana à fond qui grésille dans la cuisine qui me sont revenus; c'est un passé, toute une histoire, un bout de vie qui ont frappé à ma porte. Et d'un coup, par les remous de la rivière, les racines que j'ai semées dans une cour de Jayhuaycu, parce qu'un soir la q'oa était entrée en moi pour m'ancrer dans la terre du bout du monde sont allées se replanter dans la terre de mon enfance. Deux terres, deux histoires, faites d'amour, de déchirements et de liens qui se tordent mais jamais ne se rompent.


Gracias Patricio!

CONTES DE LA MINE

Le fils du Tio


Un jour où la tempête se déchaînait dans le ciel et où le vent soufflait dans les interstices des toits comme dans des zampoñas* de bambou, le Tio sortit de la mine, disposé à faire germer sa semence dans le ventre de l'une des femmes les plus jeunes et belles du campement minier.
Il ne voulut pas l'enlever ni l'emmener à l'intérieur de la mine, de peur que sa beauté n'éveille les jalousies de la Chinasupay, qui, pour défendre son amour et son territoire, était capable de faire disparaître les veines de minerai et de causer des dégâts comme quand les palliris entraient habillées en mineurs. C'est pourquoi il préféra la garder éloignée de la mine, loin des yeux de la Chinasupay et des entrailles de la Pachamama.

Le Tio tourna comme un ouragan de poussière et se transforma en chat noir, aux longues oreilles et aux yeux de feu. C'est ainsi qu'il s'éloigna de l'entrée de la mine, erra dans les rues inondées du village et arriva près du campement, où vivait un mineur veuf qui s'occupait de sa fille comme du plus précieux trésor de sa vie.

Le Tio, à peine eut-il trouvé une grotte dans le lit de la rivière, reprit son apparence normale et attendit qu'apparaisse la fille du mineur entre les rafales du vent et les éclairs qui claquaient au loin, illuminant la file de maisons qui, vue depuis le fond de la rivière, ressemblait à un vaisseau fantôme naviguant en direction du ciel.

Dès que la pluie cessa, la fille du mineur, sans se douter que dehors l'attendait la fatalité de son destin, sortit par la porte qui donnait sur la cour et avança jusqu'à l'endroit où se trouvait le Tio, tapi sous un rocher qui avait la forme d'un toit.

Lorsque la fille du mineur atteignit le bord de la rivière, comme attiré par un magnétisme inconnu, elle souleva ses jupons et baissa sa culotte pour uriner, les fesses exposées au souffle du vent. Ce fut cet instant que choisit le Tio pour la coucher dans la boue et la posséder entre les rugissements du tonnerre et la turbulence de la rivière.

Le mineur, en la voyant passer la porte, nue et ensanglantée, comprit que le Tio avait s'était acharné sur sa fille, pour lui faire payer une vieille faveur qu'il n'avait pas su rétribuer à temps. Le pire était que, depuis cette nuit où le malheur était entré dans sa maison, sa fille n'était plus la même; elle perdit la parole et l'usage de sa raison, comme si le Tio l'avait vidée de l'intérieur.

Le mineur, en colère contre l'insolence du Tio, recourut aux sombres arts de la sorcière pour tenter de la faire revenir à elle et lui arracher du ventre le fœtus qui grandissait de jour en jour. Elle enfuma le corps de la jeune fille avec de la q'oa, lui donna des plantes médicinales et des breuvages pour avorter. Tout cela fut inutile, parce que depuis qu'avaient cessé ses menstruations et que lui venaient des nausées convulsives, elle ne faisait rien d'autre que dormir comme un animal irrationnel, tandis que son ventre se durcissait et que ses seins augmentaient de volume.

De sorte que le mineur, dans une vaine tentative de sauver l'honneur de sa famille et d'éviter les ragots des voisins, l'enferma entre les quatre murs de sa maison, où n'entraient ni la lumière du jour, ni l'agitation de la rue. Mais la curiosité des voisins était si grande que, chaque fois qu'ils croisaient son chemin, ils lui demandaient où était sa fille. Alors lui, décidé à dissiper les doutes de ceux qui supposaient le pire, inventa l'histoire selon laquelle sa fille était allée dans son village, où l'une de ses tantes avait besoin de ses services pour les tâches domestiques et les travaux des champs.

Plusieurs mois passèrent, jusqu'à ce que le mineur, conscient du fait qu'il ne pouvait séparer l'enfant du diable du corps de sa fille, prit la ferme décision d'en finir une bonne fois pour toutes avec cette malédiction. C'est ainsi qu'un matin, attrapé dans un tourbillon de nerfs, il prit le couteau à éventrer les cochons et entra dans la chambre de sa fille, qui gisait encore sur son lit, les mains sur son ventre rebondi et le visage rayé par les franges de la mantille. Le mineur la contempla un instant, ému par une angoisse qui le dévorait de l'intérieur. Mais en pensant qu'au sein de ce joli corps se mouvait le fils du Tio, il se jeta sur elle, la saisit par les tresses et lui enfonça le froid métal dans le cou; tandis qu'elle, sans même avoir le temps de réagir, lança un cri sourd, tourna les yeux et succomba sur le coup.

Le mineur, se mordant les poings face à l'évidence du crime, pleura son infortune et maudit le jour où elle avait rencontré le Tio. Il enveloppa sa fille dans les couvertures ensanglantées et la mit dans le cercueil qu'il avait lui même construit avec les caisses de dynamite. La nuit, couvert par l'obscurité et sans que les voisins ne le remarquent, il la porta jusqu'au cimetière, où elle fut enterrée dans une fosse qu'il avait ouverte à la force de sa pelle et de sa pioche.

Un an après ce macabre fait divers, dont les circonstances seraient funestes, le mineur veuf, abattu par les remords amers de sa conscience, s'attacha deux cartouches de dynamite sur la poitrine et se fit exploser avant que sa langue ne puisse révéler le secret qu'il gardait dans son cœur. Les voisins, en entendant la détonation qui secoua les fondations du campement, furent confrontés à une terrible réalité, car la victime était dans un coin, la poitrine ouverte et les intestins éparpillés sur les murs et au plafond.

Les voisins, bouleversés par la fin tragique du mineur, firent leur déposition à la police et préparèrent les funérailles selon l'usage des habitants de l'altiplano. Ils veillèrent ses restes pendant la nuit. Les hommes mâchèrent des feuilles de coca et burent des gorgées d'eau de vie, et les femmes, se faisant des signes de croix sur le front, prièrent pour son âme et pour que Dieu ait son âme.

Une fois accomplie la cérémonie religieuse, les gens se rendirent au cimetière en procession, pleurant et portant le cercueil sur leurs épaules. Mais au moment d'inhumer les restes dans la fosse remplie de pierres, on entendit la plainte d'un enfant dans la tombe voisine. Les femmes s'écartèrent d'un bond et les hommes, mettant à l'épreuve leur force physique, commencèrent à creuser avec des pelles et des pioches, jusqu'à toucher le bois d'un cercueil moisi par l'humidité de la terre. Lorsque l'un d'entre eux ouvrit le cercueil, la rumeur des femmes se transforma en cri de terreur, parce qu'il y avait là un enfant, au corps déformé et à la queue de reptile, blotti dans les bras de sa mère.

-C'est un miracle, mon Dieu!, s'exclama l'une d'elles, mettant les mains sur sa bouche. Cette femme est une sainte qui a donné naissance après sa mort.

-Non! Ce n'est pas un miracle, corrigea une autre, en se rendant compte que le cadavre correspondait à celui de la fille du mineur, qui avait été possédée par le Tio cette même nuit où le ciel avait été déchiré par les éclairs et l'averse.

-Si ce n'est pas un miracle, si cette femme n'est pas une sainte, alors l'enfant est le fils du Tio, dirent-ils tous, se regardant tandis que ces mots éclataient sur leurs lèvres.

Les hommes retirèrent leurs ponchos et leurs chapeaux. Ils se signèrent trois fois et, comme pressés par une force divine, ils refermèrent le cercueil et recouvrirent la fosse avec la même terre qu'ils venaient de creuser. Ils firent de même avec la tombe du mineur, dont le corps, réduit en charpie après l'explosion de dynamite, se décomposa avant même que les bougies ne finissent de se consumer.

Depuis ce jour, où l'enterrement s'était transformé en cauchemar, les voisins du mineur ne dormirent ni ne vécurent plus jamais tranquilles, parce qu'ils entendaient la plainte d'un enfant dans le souffle du vent et dans les cascades de la rivière; on disait que c'était le fils du Tio, qui, transformé en génie, leur apparaissait quelquefois sous l'aspect d'un chat noir, d'un chien blanc ou d'un coq rouge, mais la plupart du temps sous la forme d'un démon: large chapeau, cape de feu, bottes en peau et fouet à la main.

Glossaire:

ALTIPLANO: m. Hauts plateaux situés entre 3000 et 5000 mètres d'altitude.
CHINASUPAY: f. Diablesse. Déesse et épouse du Tio.
PACHAMAMA: f. Mère Terre. Divinité des Andes.
PALLIRI: f. Femme qui, à coups de marteau, triture et choisit les morceaux de roche minéralisée dans les monticules de résidus de la mine.
Q’OA: f. Encensoir. Herbe aromatique ou encens que l'on brûle lors du rituel du même nom. La fumée a le pouvoir de parvenir jusqu'aux êtres tutélaires de la cosmogonie andine.
ZAMPOÑA: f. Flûte andine en bambou.

vendredi 17 juin 2011

Dimanche, Paris!

Hé oui, je ressors enfin de ma tanière de campagne pour retrouver les mondanités boliviennes à Paris. Face aux multiples demandes, bravo, félicitations, vous avez réussi, j'ai acheté ma place pour le FESTIVAL DU CHARANGO ce dimanche à 16h, à Paris. Vous aurez la chance de retrouver ou de rencontrer (en chair et en os) votre bloggeuse préférée. Certains d'entre vous me demandaient des signes distinctifs, histoire de ne pas chercher trois heures à me reconnaître dans la foule immense... Alors voilà.

Je suis brune, mais pas trop, grande mais apparemment pas assez parce qu'en plus je me permets de mettre des talons, j'ai en général, ce qui fait beaucoup rire mes élèves, tout un attirail décoratif:

-de grandes boucles d'oreilles

-un "tapis volant" (ça c'est eux qui le disent!), en fait un grand châle (je suis fan des grands châles, j'en ai de partout, de La Paz, de Cochabamba, de Pékin, de Peshawar...)

-un sac en aguayo, évidemment

-sans oublier une petite personne de 90 cm, brune, regard noir et malicieux et la musique dans la peau... c'est héréditaire il paraît... qui répète durement pour le fameux festival avec son charango taille Alasitas fabriqué par mister Alfredo Coca en persona.

Voilà, je pense qu'avec cette brève description vous me trouverez, à moins que je mette mon maillot de la Bolivie, mais ça serait trop facile.

A dimanche donc!!

mardi 14 juin 2011

Le facteur

Antonio Skarmeta, El cartero de Neruda, 1985.

Grand classique, ce texte, que j'avais souvent croisé par bribes mais que je n'avais jamais lu. Neruda étant pour moi un monstre sacré et ses textes suffisamment impressionnants pour que je n'y mette que rarement le nez, j'avais du coup toujours retardé la lecture de ce roman de Skarmeta. J'étais il y a une semaine dans une librairie, en pénurie de livres, décidée à refaire le stock. J'ai pour une énième fois croisé "le facteur", et allez savoir pourquoi, cette fois je l'ai acheté. J'ai d'abord lu un autre roman, celui de Laura Esquivel, dont je suis une grande admiratrice et dont le sujet m'inspirait plus. Et puis, hier, j'ai ouvert celui de Skarmeta. Je l'ai lu. Sans m'arrêter. En trois heures à peine. Un record. En tout premier lieu, j'ai aimé le prologue où l'auteur nous raconte ses débuts d'écrivain, ses romans entamés et jamais terminé d'écrire, ce fameux reportage sur Neruda que son journal à sensations lui avait commandé, ses échecs pour rencontrer le poète et enfin la naissance de ce livre, après 14 ans de gestation. On s'y reconnaît tous un peu, dans nos créations commencées et jamais menées à bout, tous ces mots qui trainent dans nos tiroirs sans jamais qu'on ai le courage ou l'audace de les en sortir. Puis vient le roman en lui-même et dès les premières lignes, c'est l'éblouissement devant ce style si riche et si imagé, si truculent et plein de saveur qu'on le déguste, qu'on le lit goulument et avec un plaisir sans pareil. Les personnages sont hauts en couleurs, les terres décrites balayées par les vents et les marées et en toile de fond de cette étonnante rencontre en Neruda et son facteur, entre le poète et celui qui veut le devenir, entre la sagesse et la candeur, les événements politiques du Chili des années 70. L'euphorie Allende, la crise, le coup d'Etat, l'occupation de la Isla Negra et un voile noir qui vient recouvrir, comme on tire le rideau sur les acteurs, cette tranche de vie. Le tragique rejoint le comique, on ne sait plus si sourire encore ou trembler. Mais je ne vais justement pas vous dévoiler la fin. Elle est à la hauteur de tout le roman. Trois petites heures de lecture et tout un monde dessiné en quelques pages. Neruda éternel. C'est encore un chef d'oeuvre. J'en redemande.

samedi 11 juin 2011

Prière Universelle

Je vous faisais part d'un petit texte écrit dans mes carnets, "Credo", qui disait bien ce qu'il avait à dire. Un peu personnel, mais universel, je me suis rendu compte. Attention, pas si universel que ça, j'entends bien. Non, je veux dire, universel dans les cultures indigènes d'Amérique -et peut-être ailleurs dans le Monde, je l'ignore mais m'en doute un peu-, dans ces cultures traditionnelles qui malgré les conquêtes religieuses européennes n'ont pas perdu leurs connexions avec la nature et ses cycles. D'ailleurs quand on perd ça, on se perd, mais c'est mon point de vue, chacun se retrouve comme il peut là où le destin l'a posé. Parfois le Centre de l'être est bien loin des racines, d'où les voyages insensés que certains individus entreprennent parfois pour retrouver leur terre spirituelle nourricière. C'est mon cas. Bref. Voici donc un texte rencontré dans le roman que je viens de vous présenter de Laura Esquivel. C'est la prière aux éléments que fait une grand-mère à sa petite fille:
"Que la terre s'unisse à la plante de ton pied et te maintienne debout, qu'elle soutienne ton corps quand celui-ci perdra l'équilibre,
Que le vent rafraichisse ton ouïe et te donne à toute heure la réponse qui guérisse tout ce que ton angoisse inventera,
Que le feu alimente ton regard et purifie les aliments qui nourriront ton âme,
Que la pluie soit ton alliée, qu'elle te donne ses caresses, qu'elle lave ton corps et ton esprit de tout ce qui ne lui appartient pas."

La parole faite femme

Laura Esquivel, Malinche, 2005.

Je vous avais déjà fait un résumé plein d'éloges du premier roman que j'avais lu de cette auteure mexicaine, Como agua para chocolate, qui mêlait histoire de femmes, d'amour, de révolution et recettes de cuisine, où les sentiments, l'histoire et l'Histoire s'élaboraient autant dans la vie de la protagoniste qu'à travers les plats qu'elle préparait. Aujourd'hui, après trois jours de lecture, je viens de terminer un autre livre de Laura Esquivel intitulé "Malinche". Ce nom nous dit tout de suite quelque chose et on l'associe à la Conquête, la chute de l'Empire Aztèque, Cortés, à une suite d'événements historiques tragiques et à la figure d'une femme, celle qui aurait trahi son peuple, se serait prostituée: la maitresse et l'interprète de Hernan Cortés. Evidemment, l'auteure ne s'arrête surtout pas aux apparences. On lit dans la bibliographie finale qu'elle s'est pointilleusement documentée sur le sujet: chroniques de l'époque, études et thèses sur la conquête et le monde aztèque. On sent que Esquivel a creusé, cherché à percer le mystère, à découvrir qui était vraiment "Malinche". En réalité, on apprend que son prénom nahuatl était Malinalli. Enfant délaissée par sa mère, elle est élevée par sa grand-mère, une femme qui, même disparue très tôt, est omniprésente dans la vie de Malinalli et dans le roman. Cette grand-mère là, c'est l'image de la culture indigène, c'est l'expression d'une vision du monde et du cosmos, de croyances et d'un savoir ancestral; c'est celle qui, devenue aveugle, perçoit les choses et d'une certaine façon les voit; c'est la sagesse, le repère, la tradition et le magique. Le destin de Malinalli est tout tracé puisqu'à la mort de sa grand-mère, elle devient esclave et passe de maître en maître pour atterrir sous la domination d'un espagnol: Cortés. Elle vient tout juste d'être baptisée par ces étrangers arrivant de l'océan. Dès lors, son destin prend un virage et se scelle à celui du conquistador. Elle entre dans l'histoire. La rupture avec son passé est consommée; sa virginité perdue; son innocence aussi. Mais Malinalli, à partir de ce moment Malinalli-Marina, n'est pas, selon Laura Esquivel, la traitresse si vulgairement dépeinte. Non, au contraire, c'est une femme attachée à ses traditions, à ses Dieux, et notamment à Quetzalcoatl, le sepent à plumes qui, par son départ, avait sonné le début de l'ère aztèque et des sacrifices humains. La jeune femme ne sait pas, ne sait plus, si les hommes blancs sont des dieux et marqueraient le retour de son dieu pacifique. La seule chose dont elle est persuadée, c'est qu'il faut arrêter les sacrifices. Mais le sang, avec les espagnols, ne cesse pas de couler. Massacre après massacre, Malinalli se sent elle même mourir au plus profond. Elle sent que les choses lui échappent et se sent coupable de la tournure funeste que prennent les événements. Elle qui avait été désignée traductrice par Cortés, qu'a-t-elle mal transcrit, que n'a-t-elle pas dit, quel pouvoir morbide ses mots ont-ils eu pour que tout s'écroule ainsi dans un torrent de larmes et de sang? Roman à la fois historique, initiatique, témoignage, "Malinche" nous entraine dans une terre à la croisée de deux mondes, de deux temps, entre la Conquête cupide et le réel merveilleux, le magico religieux des traditions indigènes qui elles ne meurent pas. Un chef d'oeuvre.

Charango à Dijon

Pour ceux qui ne sont pas près de Paris et qui rateraient, ouh les vilains, le superbe rendez vous du 19 juin avec Alfredo Coca et Bonny Alberto Teran, voici une séance de rattrapage le 1 er juillet à Dijon. Les renseignements se trouvent ici:

http://www.lesamisdu7.com/site/rdv-demain/1-demain/139-rdv-charangos-viajeros

jeudi 9 juin 2011

Quand les habits parlent de politique

Parfois, plus c'est court, plus c'est bon. Super docu de Arte ce midi, 26 minutes pour décrypter les "habits du monde", aujourd'hui en Bolivie. On se retrouve sur le Prado de La Paz à détailler les fringues des passants et à les analyser. Ca va du fontionnaire au bureaucrate, en passant par la Cholita, catcheuse ou pas, dents en or c'est clair, et ça continue avec les minis jupes, les rappeurs, et finalement les ponchos rojos, qu'on présente comme la terrible milice de Evo Morales. Faute de voir des guerriers armés jusqu'aux dents (en or ou pas) qui nous démontreraient la violence des aymaras (jusque là on a toujours plutôt vu celle des blancs, passons), on insiste, et c'est tout à l'honneur du réalisateur, qui maitrise parfaitement son sujet, sur le symbole. Moqués, brimés, discriminés, les indigènes se sentent aujourd'hui valorisés et reconnus, depuis qu'une cholita est ministre de la justice, depuis que Evo Morales, lors de la cérémonie d'investiture à la présidence de la république bolivienne, a revêtu le costume traditionnel des jilakatas, des sages, des autorités traditionnelles. C'est une revanche sur le sort, une affirmation d'identité, ça change la donne, c'est sûr.
A l'opposé, on se rend à Santa Cruz, la capitale orientale. Ici, pas d'indigènes en vue, pas de ponchos rojos, que des blancs becs, au mieux des métis, au pire des enragés du Comité Civico, des indépendantistes qui pensent, du haut de leurs origines espagnoles, croates, européennes en tout cas, qu'ils sont les victimes des méchants indiens (de merde, disent ils parfois quand ça leur échappe) qui ne veulent pas reconnaître leur présence dans le pays. Inversion des rôles, classique. Leur couleur à eux, ce n'est pas le rouge, mais le vert. Et le blanc. Le vert, pour la végétation, admettons. Quant au blanc, on nous insiste lourdement sur la notion de "pureté". Une fois, deux fois, et là ça commence à faire peur. On est carrément effrayé quand la caméra pénètre dans les locaux du Comité Civico: petit salut, allez, tout juste un peu nazi, entre les membres, croix sur les drapeaux, Dieu avec nous (les autres? des sauvages! des païens!), et encore la pureté. Ca vous rappelle quelque chose? C'est normal, vous êtes européen et vous avez quelques vagues rudiments d'histoire de la seconde guerre mondiale et des nationalismes fascistes des années 20-30. En même temps, ce sont les origines qui ressortent: les grands dirigeants du mouvement indépendantiste cruceño ont aussi d'illustres ancêtres européens au passé pas très glorieux, années 40, je ne vous fais pas de dessin. Chassez le naturel...
Bref, retour dans un milieu civilisé (mais qui sont donc les sauvages, au juste?). Nous voilà sur le podium d'un défilé de mode où se sont alliés la styliste Ingrid Hölsters et le célèbre peintre Mamani Mamani pour présenter un événement autour du stylisme sous le titre "Défilé Intégration et Solidarité". Ensemble, ils sont convaincus que l'art, et ici plus précisément la mode, peuvent réunir et mélanger les traditions de la Bolivie. Objectif: faire taire les extrémismes. Mais les néo nazi orientaux s'intéressent-ils à l'art?


Ils devraient. Et surtout ouvrir les yeux, prendre un avion, un bus et aller à La Paz, qui n'est pas le repaire d'indiens assoifés de sang qu'ils décrivent. La Paz, ça bouge, ça se diversifie. Les cireurs de chaussures cagoulés arrivent parfois à devenir avocats, les touristes gringas adorent s'habiller en cholita et danser lors des fêtes folkloriques. Comme dit un célèbre auteur compositeur bolivien dans le reportage:


"A La Paz, on a les pieds sur terre et les antennes branchées sur le monde".

http://youtu.be/JNKgOpms97A


Gracias Papirri!

mercredi 8 juin 2011

Credo

Je crois que la Terre est féconde, nourricière et protectrice.
Je crois que tout ce qui nous entoure est vivant et communique avec nous.
Je crois en la force de la Nature.
Je crois que nous pouvons puiser la notre dans celle des montagnes, par l'esprit et le corps, parce qu'elles nous rapprochent de l'absolu et du sacré.
Je crois en l'eau du torrent, aux pierres qui parlent dans le courant, au vent qui emplit les êtres, à la pluie qui lave et purifie, au tonnerre qui régénère et exorcise les conflits.
Je crois en la Pachamama, Mama Quilla, Tata Inti.
Je crois aux Achachilas, aux ancêtres qui nous entourent et nous transmettent.
Je crois en la Mamita de Urkupiña parce qu'elle sait lire au fond des âmes.
Je crois en l'union spirituelle et charnelle entre les êtres qui les connecte avec le cosmos.
Je crois en la q'oa qui relie nos racines à la Mère Terre.
Je crois au chemin et aux signes qui nous guident.
Je crois que rien ne croise notre route par hasard.
Je crois que tout nous enseigne qu'on a tout à apprendre.
Je crois que la vie est un jeu de piste.
Je crois que l'important n'est pas la destination mais le voyage.

lundi 6 juin 2011

Safari en Berry

Le Parc de la Haute Touche est situé dans la commune de Azay le Ferron, dans la fameuse région de la Brenne dont je vous ai déjà parlé. C'est la plus grande réserve animalière de France et ça vaut le détour.
Tout commence par un safari en voiture où il est strictement défendu de descendre du véhicule, vu que c'est vous qui êtes en cage et les animaux qui sont en liberté. On ne sait d'ailleurs toujours pas qui regarde qui, qui observe l'autre, qui s'étonne de quoi. Lors de ce premier trajet en voiture, on voit des animaux improbables, de tous les continents, dont la plupart sont des espèces en voie de disparition qu'on tente ici de sauver et ensuite de réimplanter en milieu naturel dans leur région d'origine. Arrivés au parking, c'est le moment de se mettre en marche et d'entreprendre une grande balade sur les sentiers parfaitement entretenus et balisés du parc. On passe tour à tour par le domaine des fauves, des oiseaux africains, des singes et autres lémuriens, des lamas et de leurs compatriotes sudaméricains comme les ñandus, des grands rapaces et des canards plus colorés les uns que les autres... C'est un régal pour les yeux des enfants et pour ceux des adultes qui ne sont pas moins émerveillés. Le clou du spectacle étant quand même la traversée de l'enclos des kangourous, sans grillage, juste la distance du respect qui laisse au petit le temps d'un petit coup d'oeil dans votre direction avant d'aller se réfugier dans la poche de sa mère. Sans oublier les loups, dont le regard, cette fois ci évidemment de l'autre côté d'un grillage, vous laisse totalement envoûté.


Voici quelques échantillons des habitants de cette incroyable domaine:

(Photos: maman de emi)

mercredi 1 juin 2011

CONTES DE LA MINE

La chola* de Uncia


I

La chola de Uncia ne cessa de penser au diable depuis le premier jour où leurs regards s'étaient croisés. Elle était la fille unique d'une femme déjà âgée et d'un mineur qui y tenait plus qu'à la prunelle de ses yeux. Elle n'avait pas encore quinze ans que les prétendants commençaient à rôder autour des portes de sa maison, sifflant comme des oiseaux et chantonnant des airs d'amoureux. Tandis que sa mère, qui l'écartait de tous et ne s'éloignait pas un instant d'elle, vivait dans l'illusion de la marier avec un homme qui lui offrirait amour et argent.

Ainsi passait elle ses jours, enfermée dans sa chambre et occupée aux tâches domestiques, jusqu'à ce qu'un soir elle entende s'approcher un cheval dont le cavalier était le diable. Elle se pencha à la porte et, sentant les forts battements de son cœur, regarda l'allure distinguée du cavalier, lequel lui lança un regard qui lui pénétra l'âme, tandis qu'il allait au trot, comme un fantôme flottant dans le vide.

Le diable était un homme beau et élégant, il portait un panama, une cape de velours, une montre avec une chaîne d'or, une pipe d'argile, des bottes de cuir verni et de superbes éperons ajustés à ses talons; il avait des yeux d'ambre et des moustaches dont les pointes étaient recourbées vers le haut. Sa monture était un fougueux cheval de course, avec des fers en argent, les rênes avec des freins de métal poli et la selle incrustée de brillants, de rubis et d'émeraudes.

La chola de Uncia, à la taille fine et au buste généreux, resta à le regarder avec la bouche ouverte, car cet homme qui lui avait ravi le cœur dès le jour où elle l'avait vu, était le seul étranger, de tous ceux qui étaient passés par le village, qui avait les dents en or et le regard de braise.

Ce qui est sûr, c'est que personne d'autre ne voyait le cavalier ni n'entendait les sabots du cheval, sauf elle, qui était obsédée par cet être qui avait la faculté de n'apparaître qu'aux yeux de la femme aimée, comme l'hallucination d'un rêve dans l'obscur puits de la mémoire.

Le cheval passa la porte, la chola de Uncia salua avec un large sourire et le diable lui rendit la salutation en faisant scintiller ses yeux et ses dents. Peu après, le cheval disparut au coin de la rue, la chola de Uncia s'éloigna de la porte et entra dans la cuisine, le visage souriant et le corps traversé par les flèches de l'amour. Sa mère, en la voyant heureuse et radieuse comme le soleil du matin, ne résista pas à la curiosité et lui demanda qu'elle mouche l'avait piquée pour qu'elle soit de si bonne humeur et débordante de joie. La chola se retourna sans répondre.


II

Depuis ce moment, trois mois passèrent sans qu'elle le vit, jusqu'à ce que, pendant la nuit de la Saint Jean, conformément aux anciennes traditions de ceux qui célébraient le solstice d'hiver, elle allume un feu devant la porte de sa maison. Après minuit, tandis qu'elle contemplait les flammes crépitantes du bûcher, dispersant les braises comme si les démons eux-mêmes volaient dans chacune d'elles, le diable réapparut sous les yeux stupéfaits de sa bien aimée, mais cette fois ci avec une splendeur qui n'avait rien d'humain.

Personne d'autre ne remarqua sa présence, seulement elle qui le vit chevauchant son cheval de course, la cape flottant dans le vent et la silhouette découpée sur le ciel. Le diable lui enlaça la taille avec son fouet, la fit tournoyer dans les airs et monter sur la croupe du cheval. La chola, qui l'espace d'un instant se sentit comme prise dans l'œil d'un ouragan, avait les jupons suspendus au-dessus de ses jambes et la mantille retournée sur le visage. Le diable éperonna les flancs du cheval et celui-ci partit au galop. L'enlèvement était consommé: monture, chola et cavalier disparurent sans laisser d'autre trace que celle des fers.

Lorsque la mère sortit dans la rue, où le vent emportait les voix et les cris, elle se trouva face à la dure réalité que sa fille n'était plus en train d'alimenter le feu avec du bois. Elle avait disparu comme par enchantement, sans que personne ne le remarque, pas même les voisins les plus proches, lesquels étaient encore en train de danser, de chanter et de boire de grandes gorgées d'eau de vie. De telle sorte que la mère de la chola de Uncia, bouleversée par ce fait incroyable et surnaturel, la chercha toute la nuit dans le village, de haut en bas, jusqu'à ce qu'elle soit vaincue par la fatigue et la résignation de ne jamais la retrouver vivante.

Le diable, chevauchant sur les chemins et vers l'horizon, conduisit la chola de Uncia jusqu'aux flancs d'une montagne. Il descendit du cheval d'un bond, émit des rugissements qui inondaient le silence, fit descendre la chola à la force de ses bras et l'étendit sur le sol caillouteux. Il la dévêtit à coups de griffes et la fit sienne sous la lumière cendrée de la lune.

Au lever du jour, cette montagne escarpée et aride de l'altiplano, qui fut le témoin muet de l'amour débridé du diable, prit les formes de la chola de Uncia, comme si un être suprême l'avait sculptée dans la roche, l'habillant d'un jupon de terre, d'un corsage brodé de pierre et d'un chapeau d'herbes sauvages.

Les voisins, à peine se réveillèrent-ils avec le chant des coqs, se rassemblèrent sur un terrain du village pour partir à la recherche de la chola qui avait disparu sans laisser aucune trace. Les plus anciens se guidèrent en suivant l'empreinte des sabots du cheval, qui les conduisit jusqu'aux flancs d'une montagne, où ils virent pour la première fois la silhouette d'une femme sculptée par le diable. Devant un tel prodige géologique, qui pouvait ébahir n'importe qui, il n'y avait aucun doute sur le fait que la chola de Uncia avait été possédée ici; on ne retrouva le corps ni vivant ni mort, comme si le diable l'avait emportée directement en enfer. En ce même lieu, sous le manteau cristallin du givre, les habitants purent voir les empreintes des sabots du diable, qui laissait des traces profondes partout où il passait. Si grande était la force de ses pas, que même les pierres et les roches demeuraient comme de la terre fraîchement labourée.


III

Depuis ce jour, les habitants du lieu pensaient que la montagne avait été maudite par le diable et que la chola de Uncia, dont la silhouette de pierre ne put être détruite ni par le temps, ni par le vent, ni par la pluie, avait le pouvoir d'un aimant pour attirer les hommes imprévoyants. La peur était si grande que personne n'osait s'aventurer sur ses flancs dans les nuits de lune croissante, par crainte d'être chargé par le cheval du diable et d'être écrasé sous ses sabots.

Certains muletiers qui passèrent par là, racontèrent que sous leurs pieds ils avaient entendu la voix de la chola de Uncia, qui, gémissant des plaintes de douleur, disait: “Sortez-moi de là, là où le diable me garde enfermée comme une esclave en enfer!”. La voix jaillissait depuis le ventre de la montagne et se projetait en ondes sonores, comme si la plainte d'une quena se brisait entre les ravins et les rochers. D'autres disaient que les hommes qui se risquaient à creuser la montagne, attirés par ses envoûtements et ses sortilèges, étaient retrouvés morts dans les bras de la chola de Uncia, dont les rires et les gémissements se faisaient entendre dans les courants du vent. La seule façon d'éviter la mort et les maléfices était de se signer trois fois, de faire le signe de la croix avec les doigts.

La victime la plus mentionnée fut un étranger qui, trahi par sa propre ivresse, fut séduit par la beauté de la chola de Uncia, qui, lui faisant un clin d'œil et lui montrant son entrejambe, l'avait mené par le bras jusqu'à la montagne, dans l'intention de le posséder avec la même furie avec laquelle elle-même avait été possédée par le diable.

L'étranger, retroussant les manches de sa chemise, avait commencé à escalader la paroi rocheuse à la force de ses pieds et de ses mains. Par moments, s'accrochant aux aspérités et aux fissures de la roche, il levait les yeux pour observer le sommet, là où se trouvait l'image de la chola de Uncia, aux attributs d'une femme ardente et au sourire à fleur de lèvres. Lui, croyant la voir nue devant ses yeux, avait continué à grimper comme une chèvre qui prend le maquis, tandis qu'elle le regardait depuis le sommet, lançant des éclats de rire qui faisaient écho au loin.

Quand l'étranger eut atteint le bord du chapeau, qui en réalité était un escarpement qui s'élevait comme un mur entier, un vent soudain lui avait ôté les forces et lui avait fait faire une chute vertigineuse dans le vide. Les appels à l'aide se confondaient avec les rires de la chola de Uncia, qui, à peine l'eut-elle possédé corps et âme, était retournée dans les griffes du diable.

Trois jours plus tard, sous le soleil qui s'élevait entre les montagnes, un groupe de muletiers avait retrouvé le cadavre de l'étranger. Il était écartelé et ses extrémités gisaient à un jet de pierre l'une de l'autre.


IV

C'est ainsi que la chola de Uncia devint l'un des personnages les plus craints de toute la tradition minière. Il y en a encore qui disent que les jours de tempête, elle pleure et rit, inondant le silence de la nuit, tandis que le rugissement infernal du diable, qui se déchaîne avec le tonnerre et les éclairs, souffle aussi fort et aussi froid que les vents qui sifflent dans les plaines et les montagnes de Uncia.


Glossaire:

ALTIPLANO: m. Hauts plateaux andins situés entre 3000 et 5000 mètres d'altitude.
CHOLA: f. femme indienne
QUENA: f. flûte indienne en bambou
UNCIA: Ville minière de la région de Oruro.


(Traduction:Emilie Beaudet)