mercredi 1 juin 2011

CONTES DE LA MINE

La chola* de Uncia


I

La chola de Uncia ne cessa de penser au diable depuis le premier jour où leurs regards s'étaient croisés. Elle était la fille unique d'une femme déjà âgée et d'un mineur qui y tenait plus qu'à la prunelle de ses yeux. Elle n'avait pas encore quinze ans que les prétendants commençaient à rôder autour des portes de sa maison, sifflant comme des oiseaux et chantonnant des airs d'amoureux. Tandis que sa mère, qui l'écartait de tous et ne s'éloignait pas un instant d'elle, vivait dans l'illusion de la marier avec un homme qui lui offrirait amour et argent.

Ainsi passait elle ses jours, enfermée dans sa chambre et occupée aux tâches domestiques, jusqu'à ce qu'un soir elle entende s'approcher un cheval dont le cavalier était le diable. Elle se pencha à la porte et, sentant les forts battements de son cœur, regarda l'allure distinguée du cavalier, lequel lui lança un regard qui lui pénétra l'âme, tandis qu'il allait au trot, comme un fantôme flottant dans le vide.

Le diable était un homme beau et élégant, il portait un panama, une cape de velours, une montre avec une chaîne d'or, une pipe d'argile, des bottes de cuir verni et de superbes éperons ajustés à ses talons; il avait des yeux d'ambre et des moustaches dont les pointes étaient recourbées vers le haut. Sa monture était un fougueux cheval de course, avec des fers en argent, les rênes avec des freins de métal poli et la selle incrustée de brillants, de rubis et d'émeraudes.

La chola de Uncia, à la taille fine et au buste généreux, resta à le regarder avec la bouche ouverte, car cet homme qui lui avait ravi le cœur dès le jour où elle l'avait vu, était le seul étranger, de tous ceux qui étaient passés par le village, qui avait les dents en or et le regard de braise.

Ce qui est sûr, c'est que personne d'autre ne voyait le cavalier ni n'entendait les sabots du cheval, sauf elle, qui était obsédée par cet être qui avait la faculté de n'apparaître qu'aux yeux de la femme aimée, comme l'hallucination d'un rêve dans l'obscur puits de la mémoire.

Le cheval passa la porte, la chola de Uncia salua avec un large sourire et le diable lui rendit la salutation en faisant scintiller ses yeux et ses dents. Peu après, le cheval disparut au coin de la rue, la chola de Uncia s'éloigna de la porte et entra dans la cuisine, le visage souriant et le corps traversé par les flèches de l'amour. Sa mère, en la voyant heureuse et radieuse comme le soleil du matin, ne résista pas à la curiosité et lui demanda qu'elle mouche l'avait piquée pour qu'elle soit de si bonne humeur et débordante de joie. La chola se retourna sans répondre.


II

Depuis ce moment, trois mois passèrent sans qu'elle le vit, jusqu'à ce que, pendant la nuit de la Saint Jean, conformément aux anciennes traditions de ceux qui célébraient le solstice d'hiver, elle allume un feu devant la porte de sa maison. Après minuit, tandis qu'elle contemplait les flammes crépitantes du bûcher, dispersant les braises comme si les démons eux-mêmes volaient dans chacune d'elles, le diable réapparut sous les yeux stupéfaits de sa bien aimée, mais cette fois ci avec une splendeur qui n'avait rien d'humain.

Personne d'autre ne remarqua sa présence, seulement elle qui le vit chevauchant son cheval de course, la cape flottant dans le vent et la silhouette découpée sur le ciel. Le diable lui enlaça la taille avec son fouet, la fit tournoyer dans les airs et monter sur la croupe du cheval. La chola, qui l'espace d'un instant se sentit comme prise dans l'œil d'un ouragan, avait les jupons suspendus au-dessus de ses jambes et la mantille retournée sur le visage. Le diable éperonna les flancs du cheval et celui-ci partit au galop. L'enlèvement était consommé: monture, chola et cavalier disparurent sans laisser d'autre trace que celle des fers.

Lorsque la mère sortit dans la rue, où le vent emportait les voix et les cris, elle se trouva face à la dure réalité que sa fille n'était plus en train d'alimenter le feu avec du bois. Elle avait disparu comme par enchantement, sans que personne ne le remarque, pas même les voisins les plus proches, lesquels étaient encore en train de danser, de chanter et de boire de grandes gorgées d'eau de vie. De telle sorte que la mère de la chola de Uncia, bouleversée par ce fait incroyable et surnaturel, la chercha toute la nuit dans le village, de haut en bas, jusqu'à ce qu'elle soit vaincue par la fatigue et la résignation de ne jamais la retrouver vivante.

Le diable, chevauchant sur les chemins et vers l'horizon, conduisit la chola de Uncia jusqu'aux flancs d'une montagne. Il descendit du cheval d'un bond, émit des rugissements qui inondaient le silence, fit descendre la chola à la force de ses bras et l'étendit sur le sol caillouteux. Il la dévêtit à coups de griffes et la fit sienne sous la lumière cendrée de la lune.

Au lever du jour, cette montagne escarpée et aride de l'altiplano, qui fut le témoin muet de l'amour débridé du diable, prit les formes de la chola de Uncia, comme si un être suprême l'avait sculptée dans la roche, l'habillant d'un jupon de terre, d'un corsage brodé de pierre et d'un chapeau d'herbes sauvages.

Les voisins, à peine se réveillèrent-ils avec le chant des coqs, se rassemblèrent sur un terrain du village pour partir à la recherche de la chola qui avait disparu sans laisser aucune trace. Les plus anciens se guidèrent en suivant l'empreinte des sabots du cheval, qui les conduisit jusqu'aux flancs d'une montagne, où ils virent pour la première fois la silhouette d'une femme sculptée par le diable. Devant un tel prodige géologique, qui pouvait ébahir n'importe qui, il n'y avait aucun doute sur le fait que la chola de Uncia avait été possédée ici; on ne retrouva le corps ni vivant ni mort, comme si le diable l'avait emportée directement en enfer. En ce même lieu, sous le manteau cristallin du givre, les habitants purent voir les empreintes des sabots du diable, qui laissait des traces profondes partout où il passait. Si grande était la force de ses pas, que même les pierres et les roches demeuraient comme de la terre fraîchement labourée.


III

Depuis ce jour, les habitants du lieu pensaient que la montagne avait été maudite par le diable et que la chola de Uncia, dont la silhouette de pierre ne put être détruite ni par le temps, ni par le vent, ni par la pluie, avait le pouvoir d'un aimant pour attirer les hommes imprévoyants. La peur était si grande que personne n'osait s'aventurer sur ses flancs dans les nuits de lune croissante, par crainte d'être chargé par le cheval du diable et d'être écrasé sous ses sabots.

Certains muletiers qui passèrent par là, racontèrent que sous leurs pieds ils avaient entendu la voix de la chola de Uncia, qui, gémissant des plaintes de douleur, disait: “Sortez-moi de là, là où le diable me garde enfermée comme une esclave en enfer!”. La voix jaillissait depuis le ventre de la montagne et se projetait en ondes sonores, comme si la plainte d'une quena se brisait entre les ravins et les rochers. D'autres disaient que les hommes qui se risquaient à creuser la montagne, attirés par ses envoûtements et ses sortilèges, étaient retrouvés morts dans les bras de la chola de Uncia, dont les rires et les gémissements se faisaient entendre dans les courants du vent. La seule façon d'éviter la mort et les maléfices était de se signer trois fois, de faire le signe de la croix avec les doigts.

La victime la plus mentionnée fut un étranger qui, trahi par sa propre ivresse, fut séduit par la beauté de la chola de Uncia, qui, lui faisant un clin d'œil et lui montrant son entrejambe, l'avait mené par le bras jusqu'à la montagne, dans l'intention de le posséder avec la même furie avec laquelle elle-même avait été possédée par le diable.

L'étranger, retroussant les manches de sa chemise, avait commencé à escalader la paroi rocheuse à la force de ses pieds et de ses mains. Par moments, s'accrochant aux aspérités et aux fissures de la roche, il levait les yeux pour observer le sommet, là où se trouvait l'image de la chola de Uncia, aux attributs d'une femme ardente et au sourire à fleur de lèvres. Lui, croyant la voir nue devant ses yeux, avait continué à grimper comme une chèvre qui prend le maquis, tandis qu'elle le regardait depuis le sommet, lançant des éclats de rire qui faisaient écho au loin.

Quand l'étranger eut atteint le bord du chapeau, qui en réalité était un escarpement qui s'élevait comme un mur entier, un vent soudain lui avait ôté les forces et lui avait fait faire une chute vertigineuse dans le vide. Les appels à l'aide se confondaient avec les rires de la chola de Uncia, qui, à peine l'eut-elle possédé corps et âme, était retournée dans les griffes du diable.

Trois jours plus tard, sous le soleil qui s'élevait entre les montagnes, un groupe de muletiers avait retrouvé le cadavre de l'étranger. Il était écartelé et ses extrémités gisaient à un jet de pierre l'une de l'autre.


IV

C'est ainsi que la chola de Uncia devint l'un des personnages les plus craints de toute la tradition minière. Il y en a encore qui disent que les jours de tempête, elle pleure et rit, inondant le silence de la nuit, tandis que le rugissement infernal du diable, qui se déchaîne avec le tonnerre et les éclairs, souffle aussi fort et aussi froid que les vents qui sifflent dans les plaines et les montagnes de Uncia.


Glossaire:

ALTIPLANO: m. Hauts plateaux andins situés entre 3000 et 5000 mètres d'altitude.
CHOLA: f. femme indienne
QUENA: f. flûte indienne en bambou
UNCIA: Ville minière de la région de Oruro.


(Traduction:Emilie Beaudet)

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