samedi 31 octobre 2009

Introspections polyglottes

Beaucoup d'entre vous le savent, je m'ennuie un peu -souvent beaucoup- au travail, pour des raisons que je ne développerai pas ici -il faut juste relire la critique de "Tombeau pour le collège" de Mara Goyet et d'autres articles dans la rubrique "Ecole"-. Toujours est-il que j'essaie, parfois, avec certains groupes, de me divertir, de créér, de faire ce que j'aime. Une nouvelle production écrite a vu le jour sous mes yeux ébahis il y a quelques semaines avec un groupe d'option en espagnol, que je vois peu de temps dans la semaine mais avec qui je peux entreprendre des choses qui, loin de plaire aux inspecteurs, leur permettent autant de s'exprimer que d'apprendre, sur la langue, la culture, et surtout sur eux-mêmes. Une "classe-tolérance"en somme.
La séquence parlait des "chicanos", ces mexicains émigrés aux Etats-Unis et qui parlent le "spanglish", un mélange d'anglais et d'espagnol d'Amérique Latine. Je n'aime pas beaucoup mettre des notes, j'avoue, et je pense que toutes les évaluations que nous nous cassons la tête à mettre en place ne sont pas du tout adaptées à certains de nos élèves, la plupart en fait. Alors pour l'option, je n'organise pas des contrôles mais des "défis" notés -souvent très bien payés. Cette fois, le défi consistait à rédiger un poème sur le modèle de celui que nous avions étudié en classe, "She":
She,
She speacks English,
She raps English,
She reads English,
She sits English,
Pero quiere en español,
Sueña en español,
Piensa en español,
Va a la church en español,
Juega en español,
Works in English,
Siente en español,
Drives in English,
Hace cariños en español,
Runs in English…
Se mece en las curvas de sus pasos en español.
Mira, ¡Ay!, ¡Mira! en español.Duerme, duerme chula,
Únicamente en español.

Sergio Elizondo
A leur tour, les élèves devaient rédiger un poème en espagnol et dans leur langue d'origine et qui parlait d'eux, de ce qu'il font, vivent, en français et dans l'autre langue. Premier constat, le départ a été difficile. Certaines filles n'osant pas écrire dans leur langue maternelle, non pas par honte, mais parce que l'arabe, le comorien, le soniké sont des piliers de l'intime, pas du public. Puis les langues se sont déliées, et des choses incroyables sont nées. Pour deux élèves ne connaissant que le français, j'ai même eu l'idée de les faire jongler avec l'espagnol et le "kaira", le langage des cités, qui à mon avis représente plus qu'un condensé d'insanités ou de mauvais français, un dialecte, presque une langue à part entière, avec sa grammaire et sa prononciation.
J'ai fait lire ses poèmes à une collègue, qui, tout en trouvant l'idée originale et intéressante, s'inquiète: "Mais... On dirait qu'ils ne se sentent pas bien en France?..." En effet, l'analyse est intéressante. Je joue, j'écris, je souffre, je mange en français. Mais je pense, je rêve, je danse, je ris en lingala, en kabyle, en sango. C'est à peu de choses près le contenu des poèmes. Mon passeport est français, j'y suis née, mais mon coeur, mon sang, sont ailleurs. Des petites phrases brèves très explicites. Et puis des choses incroyables: un hymne bilingue au grand père, une affirmation douloureuse d'une identité fracturée. Des introspections par l'écrit qui se faisaient là, en direct, devant moi, sur les tables de ce foutu collège, et pas moyen d'aller plus loin, parce que ce n'est pas mon métier, parce qu'il paraît que ce n'est pas la matière que je dois leur enseigner.
Si on créait un Master de prof de multiculturalisme, de polyglotisme, de partage et de compréhension, je serais la première candidate.

jeudi 29 octobre 2009

La Cité des Dieux

Un hors catégorie aujourd'hui, article "non classé" comme je les appelle, et pourtant si proche de tout ce qui m'inspire. Pas un livre, pas un documentaire, mais une magnifique exposition sur les ruines de la cité de Teotihuacan au Mexique, au musée du Quai Branly. Je ne connaissais pas ce musée qui, en fait de construction moderne, m'a pour une fois totalement séduite. Cet ensemble architectural massif aux couleurs chaudes, au jardin luxuriant et accueillant, fait déjà rêver le visiteur rien qu'en imaginant les trésors qu'il recèle. Seul inconvénient: une file d'attente de plus d'une heure qui finit par décourager plus qu'elle n'entretient le mystère...

Enfin nous pénétrons dans le musée, et c'est un éblouissement. La salle prévue pour l'exposition est immense, et au milieu trône une immense maquette de la cité de Teotihuacan, avec, tout au bout de l'allée des morts, la pyramide de la Lune qui fait face à celle du Soleil. Autour, sur des socles, dans les vitrines, des vestiges extrêmement bien conservés: peintures murales polichromes, sculptures, maquettes en pierre des grands édifices, statuettes, céramiques ouvragées, qui témoignent de la grande qualité d'artisans des habitants de Teotihuacan. Et partout le visage des Dieux. Vraiment, le nom donné à l'exposition n'est pas usurpé. Tlaloc, Dieu de la pluie et du tonnerre, Huehuetéoltl, le Vieux Dieu, Xipe Totec, et surtout le Serpent à Plumes, Quetzalcoatl, repris plus tard par les Aztèques. Des visages étonnants, omniprésents, celui de la mort aussi.


Morceau de fresque représentant le Dieu Quetzalcoatl





Encenssoirs en céramique polychrome



Huehuecéotl, le Vieux Dieu


En somme une exposition de tous les superlatifs, également adaptée aux enfants qui peuvent suivre, étape par étape, les tribulations d'un petit archéologue qui, en leur proposant des énigmes, les invite à découvrir les mystères de la Cité des Dieux. J'ai donc autant pu satisfaire ma culture d'adulte que la curiosité de mes rêves d'enfant, en allant à la rencontre de ce Mexique ancien qui en était le creuset et qui en a inspirés beaucoup d'autres. Un retour dans le passé enrichissant et fortifiant pour le présent...




Stèle représentant la Mort


(Photos:emi)

mardi 27 octobre 2009

Domitila, une femme des mines - Victor Montoya

Doña Domi, comme l’appelaient affectueusement les voisins, je l’ai toujours connue, depuis le temps où elle vivait dans le district minier de Siglo XX et qu’elle vendait des salteñas (chaussons farcis à la viande. NdT) dans un panier en osier, après les avoir confectionnées avec l’aide de ses plus jeunes filles, qui épluchaient les pommes de terre et écossaient les petits pois avant d’aller à l’école. A cette époque elle n’était déjà plus palliri (travailleuse qui, à coups de marteaux, casse les pierres pour y trouver du minerai), mais dirigeante du Comité de Femmes au Foyer. Nous étions dans les années 70 et le pays traversait l’une des étapes les plus sombres de son histoire.

A plusieurs reprises nous nous retrouvâmes dans les manifestations de protestation contre la dictature militaire de Hugo Banzer Suarez et dans les rassemblements triomphaux sur la Place du Mineur, là où se trouvent la statue de Federico Escobar Zapata, le buste de César Lora et le bâtiment du Syndicat Mixte des Travailleurs Miniers de Siglo XX, depuis le balcon duquel nous prononcions des discours anti-impérialistes ; elle, en tant que représentante des femmes au foyer, et l’auteur de cette chronique comme représentant des étudiants du secondaire de la province de Bustillos et président du Collège 1er Mai.

Je me souviens aussi de son vieux père, vétéran de la Guerre du Chaco et chef d’une famille de six filles qu’il avait eues de son premier mariage. Don Ezequiel, retraité de l’entreprise minière et toujours soucieux de l’entretien de son foyer, passait son temps à parcourir les rues de Llallagua, proposant des vêtements de maison en maison. Il est intéressant d’ajouter que, en parallèle de la vente de vêtements, il portait la parole évangélisatrice du Christ jusque dans les foyers les plus humbles. Je le rencontrai un jour où il était venu nous proposer des pantalons de confection brésilienne. Ma mère le fit entrer dans la salle à manger et, après m’avoir fait essayer plusieurs modèles, elle en acheta un comptant et un autre à crédit. Lorsque je lui dis que l’un des deux pantalons était trop long pour moi, il offrit de le raccourcir en un clin d’œil avec ses divines mains de tailleur. Ce même jour, peu après sa visite, aimable et respectueuse comme à son habitude, je fis remarquer à ma mère que don Ezequiel avait la même barbichette que le vieux Trotsky. Ma mère eu un sourire discret et acquiesça de la tête.

En 1975, quand doña Domi fut invitée à la Tribune Internationale de la Femme, organisée par les Nations Unies et réalisée à Mexico, on apprit que sa voix et sa personnalité furent remarquées lors du grand événement, lorsque, exprimant une franche opposition aux revendications des lesbiennes, prostituées et féministes Occidentales, elle expliqua que la lutte des femmes ne devait pas se faire contre les hommes et que leur libération serait impossible sans la libération socioéconomique, politique et culturelle de tout un peuple. Doña Domi était convaincue du fait que la lutte pour la libération consistait à remplacer le système capitaliste par un autre, où les hommes et les femmes auraient les mêmes droits à la vie, à l’éducation et au travail. Elle affirma clairement que le combat pour la conquête de la liberté et de la justice sociale n’était pas une lutte entre les sexes, entre la femme et l’homme, mais une lutte du couple contre un système socioéconomique qui opprime sans distinction les deux sexes.

Par ailleurs, se disputant le micro avec ses adversaires, elle dit que, dans une société divisée en classes, le seul problème n’était pas la différence entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais aussi la différence entre les femmes elles-mêmes ; entre une universitaire et une employée domestique, entre la femme d’un magnat et celle d’un mineur, entre celle qui a tout et l’autre qui ne possède rien. C’est ainsi que les retentissantes interventions de doña Domi, épouse d’un travailleur des mines, mère de sept enfants et dirigeante du Comité de Femmes au Foyer, eurent un fort impact parmi les féministes les plus récalcitrantes, parce que ses mots transmettaient le savoir populaire et tout ce qu’elle avait appris, aussi bien dans les syndicats miniers qu’à l’école de la vie. Ce n’est donc pas un hasard si la journaliste et pédagogue brésilienne Moema Viezzer, éblouie par le pouvoir des mots d’une femme humble, qui savait simplifier les théories les plus complexes en rapport avec la lutte des classes et l’émancipation des femmes, décida de la suivre jusqu’au campement minier de Siglo XX, dans l’objectif de continuer la rédaction du livre « Si on me donne la parole… Témoignage de Domitila, une femme des mines de Bolivie », qui, peu après avoir été publié au Mexique et traduit dans plusieurs langues, devint l’œuvre la plus lue par les féministes de tout poil.

Les mineurs, dans le triomphe comme dans la défaite, pouvaient toujours compter sur le soutien inconditionnel de leurs femmes et de leurs enfants, qui se comportaient comme leurs alliés naturels de classe depuis la naissance du syndicalisme bolivien. C’est donc logiquement que je revis doña Domi lors du Congrès National Minier de Corocoro, inauguré le 1er mai 1976 ; ce fut l’occasion pour elle d’envisager la possibilité d’organiser une Fédération Nationale de Femmes au Foyer, affiliée à la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB), et pour les travailleurs l’opportunité de clamer haut et fort leurs demandes et d’exiger du gouvernement le respect du droit syndical et l’amnistie générale.

Quelques semaines plus tard, alors que la grève des mineurs avait été matée en juin 1976 et que les villes de Llallagua et de Siglo XX étaient occupées militairement, je la vis à l’intérieur de la mine, où les dirigeants se cachaient pour échapper à la persécution acharnée lancée par le gouvernement. Doña Domi en était à son dernier mois de grossesse et son ventre ressemblait à un énorme poing serré de courage. Cependant, pour des raisons de santé, on décida de la conduire vers un lieu sûr afin qu’elle accouche dans de meilleures conditions. On apprit par la suite qu’elle avait eu des jumeaux ; l’une naquit sans problèmes et l’autre fut mort-né, probablement affecté par les gaz nocifs de la mine, car lorsqu’on le sortit de son ventre, l’enfant était presque en état de décomposition.

Au début du mois de janvier 1978, alors que je me trouvais déjà en exil en Suède, son nom réapparut dans la presse lorsqu’elle prit part à la grève de la faim commencée par quatre femmes de mineurs et leurs quatorze enfants dans les bâtiments de l’Archevêché de La Paz. La grève avait éclaté le 28 décembre 1977 dans le but d’exiger du gouvernement la démocratisation du pays, le renouvellement des emplois des salariés licenciés, le retrait des troupes de l’armée des centres miniers et l’amnistie sans conditions pour les dirigeants politiques et syndicaux. Il s’agissait d’une lutte héroïque et sans précédents, étant donné que personne n’imaginait qu’une grève entreprise par Aurora de Lora, Nelly de Paniagua, Angélica de Flores et Luzmila de Pimentel puisse faire tomber une dictature militaire, résolue à conserver le pouvoir pour de longues années. Les jours passèrent et les événements prirent une toute autre dimension historique: les quatre femmes – soutenues par les prêtres, les ouvriers, les étudiants et les paysans qui commencèrent leur grève de la faim dans différentes pièces du siège du gouvernement, et par les vagues de protestations qui gonflèrent comme l’écume de la mer sur tout le territoire national-, firent plier la main de fer du général Hugo Banzer Suarez, qui recula et décida d’organiser des élections générales le 9 juillet 1978. De sorte que, une fois de plus, doña Domi et les courageuses femmes des mines démontrèrent au monde entier qu’une simple étincelle dans la poudrière peut provoquer une énorme explosion sociale et qu’aucune dictature ne peut résister à la volonté populaire.

Victor Montoya y Domitila de Chungara en una marcha en Estocolmo - julio de 1980

Des années plus tard, déjà à Stockholm, nous nous retrouvâmes et tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Cela se passa après le coup d’Etat de Luis Garcia Meza et Luis Arce Gomez en juillet 1980, au moment même où elle participait à une Conférence de Femmes à Copenhague. Nous savions que le coup d’état sanglant, qui laissa derrière lui un flot de morts et de blessés, était financé par les narcodollars et que les opérations avaient été menées par les paramilitaires recrutés par le nazi et « boucher de Lyon » Klaus Barbie. Un meeting fut organisé à Kungsträdgärden (Le Jardin du Roi), d’où nous partîmes ensemble, sous les drapeaux et les pancartes, pour une marche de protestation qui gagna les rues principales de Stockholm.
En Suède, grâce au droit de regroupement familial qui lui permit de faire venir ses enfants, elle constata que les femmes latino-américaines ici s’étaient rebellées contre leur passé de servitude et de soumission, soutenues par des lois qui défendaient leurs droits les plus élémentaires, pour une égalité de condition avec les hommes. Elle se trouvait, peut-être sans le savoir, dans une nation qui avait dépassé les inégalités de genre et fait tomber les piliers de la société patriarcale. L’émancipation rêvée de la femme était devenue réalité et le féminisme exalté des années 60, à la différence du particularisme machiste, se transforma en une force décisive au sein de la gauche suédoise, qui combinait la lecture des classiques du marxisme avec les œuvres de Alexandra Kollontai, Simone de Beauvoir, Alva Myrdal et d’autres femmes de combat qui possédaient une intelligence capable de désarmer n’importe qui.

Doña Domi comprit rapidement que les suédoises, malgré le consumérisme et le manque de chaleur humaine, avaient déjà conquis de nombreux droits dès le début du XX ème siècle. En 1919, elles avaient obtenu le droit de vote et quelques années plus tard le droit de divorcer ; en 1938 on légalisa l’utilisation des contraceptifs ; en 1939 on promulgua une loi stipulant que les femmes ne pouvaient être licenciées suite à une grossesse, un accouchement ou un mariage. La première femme entra au gouvernement en 1947 et en 1974 fut votée la loi selon laquelle les deux parents avaient le droit à un congé de 390 jours pour s’occuper de leurs enfants, tout en percevant 80% de leur salaire. Plus encore, en 1975 on légalisa le droit à l’avortement gratuit pour toutes les femmes et c’est dans les années 80 qu’entra en vigueur la première loi contre la discrimination sexuelle dans le système éducatif et dans le travail, ainsi que le fait que la femme ne soit plus obligée de choisir entre sa famille et sa carrière professionnelle, grâce à un large système d’assurance sociale et de protection infantile.

C’est ainsi que doña Domi, sans perdre de vue les perspectives de la possibilité d’un autre monde, retint la leçon suivante : si, dans ce pays, les revendications féminines avaient pu aboutir pas à pas, pourquoi ne serait-il pas possible d’arriver au même résultat dans d’autres pays, où les femmes désiraient que leurs cauchemars deviennent des rêves et leurs rêves réalité ?

Cette avec cette question en tête et une nouvelle expérience de vie, qui lui permit de s’apercevoir que les femmes comme les hommes peuvent jouir des mêmes droits et des mêmes responsabilités, qu’elle commença à planifier son retour en Bolivie après le rétablissement de la démocratie. Elle laissa ses enfants en Suède et répondit à l’appel de la Pachamama, afin de continuer son combat pour un futur plus digne que le présent. Et cette fois-ci plus que jamais convaincue que pour obtenir la libération de la femme il ne suffisait pas de changer les infrastructures socioéconomiques d’un pays, mais qu’il fallait aussi modifier les normes de la vie en société et la mentalité des gens. Et, bien que par le passé elle ait été persécutée, emprisonnée et torturée, doña Domi refusa de se taire et demanda à nouveau la parole pour continuer à dénoncer les injustices sociales, avec la même conviction et le même courage qu’avant, parce que son témoignage personnel est, par excellence, une grande leçon de vie et de combat. Si vous en doutez, je vous invite à lire « Si on me donne la parole… », de Moema Viezzer, et « Ici aussi, Domitila ! », de David Acebey ; deux livres qui résument la personnalité et le combat sans concessions de doña Domi, une femme indomptable des mines.
Traduction: Emilie Beaudet
Photo 1: Luis Chugar

jeudi 22 octobre 2009

Le chemin de l'Inca

Première journée de vacances bien mouvementée, puisque, tout en restant assise devant mon écran d'ordinateur, j'ai parcouru à pied plus de 5000 km en 2 heures à travers la Cordillère des Andes. Je vous explique.
J'ai regardé avec beaucoup d'attention le magnifique DVD de Megan Son et Laurent Granier, deux jeunes aventuriers un peu fous qui se sont lancé le défi incroyable d'aller de l'Equateur au Chili à pied, en suivant les traces du Qhapaq Ñan, le Chemin de l'Inca. Des milliers de kilomètres, plus d'une année de marche sur des chemins culminant la plupart du temps à plus de 3000 mètres d'altitude. Un lourd équipage à porter, le froid, le soroche -le mal de l'altitude qui leur donne au début de terribles maux de tête-, le soleil qui leur brûle la peau, les disputes, les tensions. Megan et Laurent choisissent de nous montrer leur aventure telle qu'ils l'ont vraiment vécue, jour après jour, avec les bons et les mauvais moments. Souvent, le découragement les titille, mais toujours ils décident de repartir, d'aller au bout de leur rêve. Et ils sont récompensés, par des paysages grandioses, des tronçons entiers de chemin datant de l'Ere Inca encore intacts, pavés, entretenus par les populations locales, des rencontres avec des gens touchants, accueillants.
J'ai vu beaucoup de documentaires de la sorte. Mais celui là m'a perticulièrement marquée. Par son rythme d'abord, enlevé, dynamique, loin d'être répétitif malgré la longueur du chemin. Les auteurs ont su choisir des images suffisamment pertinentes et dignes d'intérêt pour que leur reportage reste cohérent. Ensuite, le ton. Pas de lyrisme, pas de chiffres assomants, pas de permormances enchaînées les unes après les autres, pas de prétention d'aventurier. Juste du réalisme, de la sincérité, dans les larmes ou dans le rire, le récit de ce qu'ils ont vraiment vécu et qu'ils nous font généreusement partager de l'intérieur. Finalement, leur travail mérite d'être cité et diffusé. Parce que leur grande marche à travers les Andes n'est en fait pas qu'un défi. C'est aussi pour eux la démonstration, la preuve par l'image, que des vestiges de grandes civilisations existent encore dans le monde, mais que le développement humain, économique et des infrastructures peuvent les faire disparaître sans que l'on ait le temps de faire ouf. Témoin, cette portion de Qhapaq Ñan au-dessus duquel on construit une route. Un seul éboulement, une coulée de boue, et le Chemin de l'Inca sera enterré sous des tonnes de gravas. C'est pourquoi ils militent activement pour que le Qhapaq Ñan soit inscrit dans le Patrimoine Mondial.
Vraiment, j'ai été séduite par le reportage de Megan et Laurent. Leur ténacité, leur courage, leur vérité. Des gens, par ailleurs, extrêmement sympathiques! Félicitations!
Allez donc les rencontrer sur leur site:

mercredi 21 octobre 2009

Luchas y esperanzas

Rencontre avec Domitila de Chungara, femme d’un mineur d’étain bolivien, ancienne présidente du Comité de Femmes au Foyer de Llallagua- Siglo XX, aujourd’hui à la tête du Mouvement Guévariste.

Cochabamba (Bolivie), février 2006.

Q : Pour les mineurs et les boliviens en général, la Révolution de 1952, la première d’Amérique Latine, a suscité beaucoup d’espoirs, mais aussi a posteriori de nombreuses déceptions. Quelle analyse en faites-vous ?

R : Il faut d’abord dire que dans les mines, « l’ère de l’étain » a débuté en 1900. Les « barons de l’étain », comme on les appelait, étaient les maîtres. On avait découvert des filons dans des cordillères où il n’y avait rien, aucun transport ; il fallait tout apporter à dos de lama. Dans les villes, à la campagne, on recrutait des gens ; on leur promettait un tas de choses pour qu’ils aillent travailler dans ces endroits désolés. Et ils y allaient, parce que la misère était grande. En réalité, le salaire qu’on leur donnait était misérable. 60% de ce qu’ils gagnaient leur servait à se nourrir. Ils se sont donc endettés auprès de l’entreprise minière qui les payait mais à qui ils achetaient aussi la nourriture. Les travailleurs vivaient dans des grottes, souffraient du froid et de l’humidité. A chaque fois qu’ils tentaient de réclamer, on leur envoyait l’armée. Ainsi en 1923, il y a eu le « massacre de Uncia » ; le premier d’une longue série.
En 1952, les ouvriers ont réussi à s’organiser pour expulser les barons de l’étain. Ils se sont emparés des armes de l’armée. Le peuple a pris le pouvoir mais ce mouvement n’avait pas de « tête ». Et la petite bourgeoisie les a trahis. En réalité on n’a nationalisé que les mines les plus pauvres. Et la COMIBOL (Corporation Minière de Bolivie, l’entreprise nationale créée en 1952) a même indemnisé les patrons. Idem pour la réforme agraire : on a donné les pires terres au peuple. Tout le reste, les bonnes terres, sont restées entre les mains de l’Etat, comme réserve, ou sont allées aux étrangers. Il y a quand même eu des avancées grâce à la COB (Centrale Ouvrière de Bolivie, le nouveau syndicat né en 1952), le droit à la retraite et à la protection sociale pour les mineurs. Il a eu de nombreuses conquêtes sociales, jusqu’à l’arrivée du néolibéralisme. Alors la COMIBOL a été détruite, les ouvriers ont été licenciés et les mines données aux étrangers. Les mineurs ont dû émigrer. Tout cela à cause du Plan Triangulaire (Plan Economique mis en place en 1961 pour tenter de sauver la COMIBOL et avec une importante intervention des Etats-Unis à travers la BID, Banque Interaméricaine de Développement) et de la mondialisation.

Q : Vous avez été présidente Comité de Femmes au Foyer à Llallagua Siglo XX. Quels événements, quelles réalités vous ont –elles fait prendre conscience du rôle que vous aviez à jouer ?

R : Dans les mines et dans la société en général, la femme est marginalisée, surtout à cause de la religion catholique. Dans la Bible, à l’image de Eve, c’est la femme qui est responsable de tous les maux. Il n’y a que l’homme qui compte. On dit : « la femme, à la maison ! ». En Bolivie, avant, les femmes ne pouvaient pas aller à l’école par exemple. Elles n’avaient pas accès à la santé, à l’éducation. Et puis elles ont décidé de s’organiser, de se battre pour réclamer de meilleures conditions de vie. La répression a été terrible. Même envers les femmes, il n’y a eu aucun respect.

Q : En décembre 1977, vous entamez avec plusieurs femmes de mineurs une grève de la faim à l’Archevêché de la Paz en soutien aux travailleurs et aux dirigeants emprisonnés. Dans quelle mesure votre force vous a-t-elle permis de vaincre la peur ?

R : J’ai tenu grâce à mon père. C’était un paysan. Il avait fait la guerre du Chaco, puis était venu travailler dans les mines où il gagnait très mal sa vie. A cause de ses activités syndicales, il avait été emprisonné. Alors j’ai voulu continuer son combat. J’avais peur, mais je savais qu’il fallait faire quelque chose et être forte. Je savais que nous avions raison, qu’il fallait lutter contre les injustices, les salaires misérables, les maladies, tout ce dont nous souffrions, à la différence de la bourgeoisie. J’ai été exilée dans les Yungas. A mon retour, les gens m’attendaient. C’est le peuple qui m’a donné sa force.

Domitila de Chungara dans les locaux du Movimiento Guevarista à Cochabamba

(Photo:emi)

Q : En 1976, vous publiez avec la journaliste brésilienne Moema Viezzer le livre « Si on me donne la parole… », qui retrace toutes ces années de combat passées dans les mines. Aujourd’hui, raconteriez-vous les choses de la même façon ?

R : En 2002, Moema est revenue dans les mines. Le livre a été réédité, nous l’avons complété. En réalité, je ne suis pas aussi forte que je voudrais l’être. J’ai voyagé, vu beaucoup de choses, mais les injustices perdurent dans le monde. En Suède par exemple (pays dans lequel elle a vécu en exil pendant plusieurs années), les gens souffrent de la solitude, du manque de temps, de l’absence de joie de vivre. Il faudrait sauver le monde entier. Aujourd’hui, 20% des familles sont propriétaires de la totalité des richesses de la terre. Le peuple doit s’unir contre cela. C’est également terrible de voir ces jeunes que Busch envoie se faire tuer en Irak. Le monde a besoin de respect, de dignité. Nous devons protéger la terre. Ce sont les riches qui détruisent la terre mère pour l’argent ; ils empoisonnent l’air, l’eau, détruisent la planète, la Pachamama.

Q : Quelle est votre opinion sur l’actuel président bolivien, Evo Morales ?

R : En Bolivie, un changement était nécessaire. Les coups d’Etat empêchaient le peuple de s’exprimer. La violence était partout. Les partis de gauche avaient disparu. En 1992 par exemple, tous les partis s’étaient unis pour élire Banzer (le général Hugo Banzer Suarez, élu en 1992 après avoir déjà dirigé la Bolivie d’une main de fer dans les années 70). C’est à ce moment que s’est créé le MAS (Mouvement Vers le Socialisme). On a mis l’accent sur les différents peuples de Bolivie qui sont environ une trentaine. Il y a eu un changement social.
En 1971, la COB préconisait d’organiser le peuple pour détruire cette société et établir le socialisme. Le MAS a plutôt montré une possibilité d’union. Evo Morales lui-même a dit : « Nous avons gagné ».
Aujourd’hui, l’ennemi du peuple c’est la droite avec PODEMOS (Pouvoir Démocratique Social, le parti politique de tendance libérale et conservatrice dirigé par l’ancien président bolivien Jorge « Tuto » Quiraoga). Et pour eux, tout le peuple est de gauche. Pourtant les choses ne sont pas si simples. On a vu qu’à la Préfecture de Cochabamba on a élu Manfred (Manfred Reyes Villa, membre du parti PODEMOS), une personne raciste. Les lois électorales sont un piège subtil. Normalement, le préfet doit représenter le gouvernement. Mais cette fois cela a été différent, parce l’élection des préfets et l’élection présidentielle ont eu lieu en même temps.

Q : En quoi consiste votre action, aujourd’hui, avec le Mouvement Guévariste ?

R : Notre action est surtout éducative. On forme les jeunes pour qu’ils soient des citoyens responsables. Ils suivent des ateliers sur l’histoire du syndicalisme en Bolivie par exemple. Nous essayons de former de futurs dirigeants. Nous donnons aussi des conférences. Notre but, c’est que le peuple prenne le pouvoir. Mais pour cela il faut qu’il soit formé. Ce n’était pas le cas en 1952. Il faut « armer » le peuple.

Interview : Emilie Beaudet

jeudi 15 octobre 2009

On les croyait chrétiens

J-E. Monast, On les croyait chrétiens. Les aymaras, 1969.
J'ai souvent privilégié le retour aux sources et le point de vue des indigènes concernant le métissage des croyances et des pratiques religieuses dans les Andes boliviennes. Parfois, les ouvrages donnent parfaitement la parole aux autochtones; c'est le cas des oeuvres de Nathan Wachtel par exemple, maître en la matière. J'ai aussi accès à l'observation et au contact direct des fêtes, des rituels et des croyances de la communauté bolivienne à Paris et de Bolivie. Mais j'ai surtout lu de nombreux livres, résumés ou publications de thèses écrits par des universitaires français laissant une trop grande part au "gringocentrisme" (je sais, je néologise) dans leur manière d'envisager la culture andine. Jamais pourtant je ne m'étais plongée dans les observations concrètes et de terrain des missionnaires venus porter la bonne parole aux indigènes. C'est chose faite, avec cet essai d'un père oblat qui retranscrit ses impressions, sa connaissance des croyances indiennes dans la région des Carangas (département de Oruro, Bolivie) et les perspectives pour l'église dans les années 60. L'auteur fait d'abord de très intéressantes constatations sur l'état de l'évangélisation. Il remarque très justement que les boliviens n'ont adopté qu'en surface et sous la contrainte, avec résignation, la religion de l'envahisseur, et que sous le vernis catholique, les coutumes ancestrales sont encore très vivantes et omniprésentes. Un exemple parmi tant d'autres: le culte des saints qui s'est substitué à celui des divinités anciennes. Et pour rendre compte de l'existence de ce syncrétisme, il faut dire que l'auteur fait preuve d'une connaissance extrêmement pointue des croyances, rituels et autres coutumes de ses fidèles. De son point de vue de religieux, il résulte de ce métissage là une confusion inouïe, une absence totale de logique, une série de quiproquos, qui traduisent pour lui une méconnaissance de la liturgie et des évangiles de la part des indiens. De son point de vue, il n'y a pas eu de véritable évangélisation dans les Andes, et cela est due en grande partie à la violence employée par les conquistadors qui n'ont fait que donner une image sanglante et négative du catholicisme. Cernant assez bien la conscience des aymaras qu'il cotoie depuis de longues années, l'auteur remarque aussi que ceux-ci ont toujours été fidèles à leurs divinités ancestrales et à leurs coutumes, la "costumbre" étant quasiment le fondement de tous leurs rituels. Voici, pour illustrer cette parfaite connaissance de la mentalité indigène, quelques lignes concernant leur manière d'appréhender le temps:
"L'objectivité des occidentaux les a amenés à l'invention des cadrans à aiguilles, au morcellement du temps en horaires, programmes, périodes, auxquels ils doivent se soumettre strictement durant la plus grande partie de leur vie terrestre. De fait, la plupart des Occidentaux, sont "règlés comme des horloges".
L'Aymara vit en quelques sorte au-dessus du temps. Ou plutôt, il vit avec le temps, il le côtoie. Son existence se détoule au rythme des jours, des nuits et des saisons. L'horizon lui tient lieu de cadran, le soleil lui donne le signal du coucher et du lever. J'ai moi-même passé plusieurs années sans montre et je m'en portais fort bien... et les fidèles aussi, semble-t-il. Annoncer à la paysannerie que la messe aura lieu à 7h30, c'est s'exprimer en termes inutilement techniques; leur dire que la messe commencera peu après le lever du soleil, c'est parler pour être compris.
L'indien n'est jamais talonné par le temps; il en est le maître. Il prend SON temps. Son action nous paraît souvent manquer d'ordre et de systématisation. En vérité, c'est que l'indien ne conçoit pas qu'il puisse être dominé par le temps; le temps est devant lui à perte de vue. Sa patience le fait s'adapter au rythme, aux intempéries et aux contretemps du temps."
Autre sujet abordé dans cet ouvrage: la montée du protestantisme et en particulier de l'évangélisme dans les Andes. Je rappelle que nous sommes dans les années 60 et que cette religion, ces sectes, n'en sont qu'à leurs balbutiements dans cette région du monde. Il est très intéressant de remarquer que souvent, et le religieux catholique parle par expérience, les indigènes abandonnent le catholicisme et se tournent vers les évangélistes par peur, par intérêt ou pour des raisons matérielles bien terrestres. Il évoque les points négatifs et les points positifs de ces religions (dont la diminution de l'alccolisme des indiens qui selon les missionnaires de tous bords sont des buveurs invétérés et opportunistes, chaque occasion étant bonne pour s'abreuver copieusement), tout en concluant que catholicisme et protestantisme se livrent en Bolivie une véritable guerre de territoire, les méthodes évangéliques étant en général peu avouables.
Pour conclure, il me semble que cet essai, rédigé suite à des observations courant tout au long des années 50 et 60, en dit long sur l'état du catholicisme et des croyances ancestrales en Bolivie. Le but des missionnaires étant donc toujours d'évangéliser les aymaras étant donné que la religion chrétienne n'a véritablement jamais pris le pas sur les croyances ancestrales, les deux s'étant même entremêlées de manière confuse et inextricable pour donner naissance à un charabia religieux pourtant très local, en somme une nouvelle religion. Il serait très instructif de connaître le point de vue des missionnaires d'aujourd'hui sur le sujet.

vendredi 9 octobre 2009

Retour en enfance

E. Wustmann, Le berger des Andes, 1962.
Cela fait du bien, parfois, de retourner (et non pas retomber, parce que ce n'est pas une chute) en enfance pour lire les livres qu'on aurait aimé voir atterrir entre nos mains à l'époque, le genre de livres qui nous auraient fait rêver, décoller vers des mondes imaginaires qui nous auraient offert un droit à l'évasion depuis notre chambre d'enfant qui croyait que tout était encore possible.
Le berger des Andes contient tous les éléments propice à cette évasion vers l'exotisme justement. Un enfant, Nilo, vit au Pérou, près de Puno, non loin du lac Titicaca avec sa famille. Le lieu est déjà un enchantement. Les cimes mystérieuses, les ruines de grandes civilisations disparues, et la découverte dans le champ familial d'un trésor. Un ingénieur gringo passionné d'archéologie qui se prend d'amitié pour l'enfant et qui l'emmène parcourir les sommets à la recherche de métaux précieux. Un épisode palpitant où Nilo sauve la vie de son nouvel ami, ce qui les lie à jamais. Le début pour l'enfant du travail à la mine, suite à l'accident de travail de son père. Et Nilo qui grâce à son travail gravit les échelons, pour revenir en vainqueur, presque en héros, dans sa communauté. Une histoire passionnante à lire pour un enfant, l'expression même de la réalisation possible des rêves.
Evidemment, en tant qu'adulte il est difficile de faire abstraction de certaines choses. D'abord des stéréotypes bien marqués: les costumes traditionnels, le père à la mine, l'enfant à l'hacienda. En même temps, en écrivant ces lignes, je me dis que dans les années 50- 60 au Pérou, la situation pour une famille de la campagne devait ressembler à cette description. Ce qui est le plus difficile à admettre pour nous aujourd'hui, c'est cette amitié sans failles entre un pauvre indigène va nu pieds et un gringo ingénieur et riche. D'ailleurs, on voit bien dans l'histoire que leurs conceptions des trésors archéologiques qu'ils découvrent varie. L'un, Nilo, a peur d'offenser ses Dieux, l'autre, le blanc, rêve de les exposer dans un musée. Et pourtant on y croit, parce que l'histoire est jolie et les personnages attachants.
C'est sans doute une "déformation", une facheuse tendance à la critique pas toujours constructive, qui me fait lire entre les lignes quelques messages indirects, comme ici un discours qui ressemble assez à celui des Evangélistes en Bolivie:
"Les quichuas se sont, pourrait-on dire, volontairement amoindris, diminués. Ce n'est pas l'altitude qui les a décimés, mais l'abus de la coca. Le peuple entier s'est mis à en mâcher, et sa pensée, son intelligence se sont engourdies. Nilo, si jamais tu commences à mâcher de la coca, tu es perdu. Garde-t-en, comme d'un poison! Tu découvriras alors le chemin qui mène vers une vie meilleure. Dieu a créé des hommes et non des esclaves. (...)"
Tous des drogués! S'ils sont pauvres, c'est de leur faute! Dieu est leur seul salut!
Mais trêve de mauvaise foi!
Merci beaucoup, énormément, Michèle, d'avoir pensé à moi en m'envoyant ce petit bijou de fraîcheur qui m'a replongée dans mes tendres années, à l'époque où je croyais que tout était encore possible. Grâce à cette brève lecture, figure-toi, j'y crois encore.

Yes, he can?

Il peut? Etre Prix Nobel de la Paix, Obama, il peut? Autrement dit est-ce que ce prix, censé récompenser, mettre en valeur les efforts, l'engagement d'une personne pour la paix dans le monde, peut être attribué à un homme politique, donc forcément loin d'être neutre? Un homme qui, qui plus est, a encore "quelques" petits soldats en guerre en Irak et en Afghanistan... Mais qui par ailleurs lutte contre la prolifération de l'arme nucléaire. On voit déjà un peu mieux de quel côté penche la balance. Autre manière d'envisager la question: est-ce que le fait, pour un membre d'une minorité, d'accéder à la présidence de son pays, est un symbole si grand qu'il est assimilable à un événement, à un message universel de paix? Dans ce cas, la candidature du président bolivien Evo Morales, lui aussi pressenti pour recevoir le Prix Nobel, aurait tout aussi bien pu être retenue. Un indien, ethniquement parlant issu de la majorité certes, mais représentant la victoire, la revanche des indigènes opprimés sur leur passé de colonisés et d'exploités, accédant à la présidence de la République; cela rappelle l'expérience Obama. Seulement Evo est proche de Chavez, anti américain, nationaliste voir indigéniste, beaucoup de caractéristiques que ses détracteurs ont avancé comme autant d'arguments en sa défaveur. On ne peut pas être de gauche, contre les yanquis, et Prix Nobel. Obama lui, lutte contre les méchants; tandis que Evo est plutôt classé dans ce clan là. Evidemment. Et puis, le Prix Nobel de la Paix devient un petit peu une évidence américaine: Al Gore, Obama... Que des héros pour la planète. Et le protocole de Kyoto? Et les bureaux de la CIA en Amérique Latine? Du vent! Allez, on a de la chance, on a quand même échappé à Ingrid Bétancourt!...

mercredi 7 octobre 2009

Aji, quand tu nous tiens!

Je prends une pause entre deux bouquins et des dizaines de pages de notes (oui, la forêt amazonienne, c'est un peu moi, j'avoue...) pour me et vous distraire un peu par ces temps pluvieux et vous raconter ma nouvelle expérience culinaire: j'ai découvert la cocotte minute! Et oui, dans mon quart monde provincial, cette grosse marmite bruyante ne sortait pas des masses, et elle me faisait surtout penser à une bombe à retardement. Redoutant toujours une explosion imminente, je n'avais jamais osé côtoyer de trop près cet engin diabolique. Jusqu'à ce qu'une de ces cocottes mastodontes apparaisse un jour sur ma cuisinière. Il fallait bien que je tente l'expérience: c'est chose faite (je précise que les opérations ont été supervisées par un spécialiste ès-cocotte pour guider l'apprenti que je suis.. Allez, j'avoue, je n'ai fait qu'observer...) Cette recette bicolore et donc fatalement bi-saveur sera ainsi poncutée du vocabulaire propre à la marmite. Voici le compte rendu de mes observations scientifiques:
Aji de pollo (recette bolivienne)
Il faut d'abord découper le poulet et le faire revenir dans l'huile d'olive.
Ajouter ensuite un
oignon, une ou deux carottes, du poivron.
Assaisonner:
sel, et surtout aji (un piment en poudre de Bolivie)
C'est là que ça se corse:
- si vous choisissez l'aji amarillo (jaune), ce sera plutôt un poivron vert qui ira avec.
- si vous optez pour le aji rojo (rouge), le poivron rouge fera mieux l'affaire. Vous pourrez même ajouter une tomate.
Je précise que tous les légumes doivent être finement émincés.
Couvrir le tout
d'eau (sans noyer complètement le poulet, il risque d'être trop cuit ensuite), en y ajoutant un cube de bouillon (sauf si votre poulet est un bon animal fermier, pas besoin de goût additif, il est déjà suffisamment savoureux).
Et c'est là qu'on referme la machine du diable -oui, la cocotte...- et qu'on attend qu'elle se manifeste.
Quand elle commence à "pchiter", à soupirer fortement, on compte 10 minutes environ, puis on coupe le feu. On attend ensuite que le "pchitage" se termine, que la vapeur soit entièrement évacuée (question de sécurité, il faut vraiment la laisser se calmer toute seule, sinon gare à l'éternuement à l'ouverture du couvercle. Soyez donc patients).
Une fois qu'elle s'est tue, c'est que le poulet est cuit. On peut le servir avec de la quinoa ou des pâtes, pourquoi pas dans des assiettes creuses pour mieux les remplir de sauce.
Le gros avantage de la cocotte, c'est qu'elle se débrouille un peu toute seule. Pas mal finalement, pour les feignants!...

lundi 5 octobre 2009

Hommage de Victor Heredia à Mercedes Sosa

MERCEDES SOSA
"Te escribo desde el amor y la congoja"
Por: Por Víctor Heredia, (Músico)Fuente: Especial para Clarín

Hola, Negrita. Sé que estarás allí, en algún lugar de nuestro cielo, inaugurando alguna estrella, con la secreta esperanza de poder seguir cuidando a tus polluelos desde allí, estos huérfanos de tu amor que ahora están más solos que nunca sin tu "serena presencia", como decía Charly: Comandanta. Porque eso es lo que fuiste para todos nosotros: guía, luz en la oscuridad, hermana, compañera.Te escribo rápido desde el amor y la congoja para expresarte no mi pena ni mi angustia por la pérdida, eso ya te lo dije ayer cuando dormías, al oído. Voy a contarte lo que todo un pueblo dijo en estos días cuando estabas dormida, luchando por tu vida y espero ser capaz de reflejar en esta carta. Ese pueblo que estuvo hoy durante todo el día repitiendo tu nombre, ese pueblo tozudo y generoso, luchador incansable y vencedor de tanta crisis, ese pueblo que sabía quién eras, qué cosas defendías, ese que desfiló multitudinario ante tus despojos para agradecer tu vocación de cantora popular, de mujer valiente, de artista generosa. Sólo voy a repetir lo que ellos dijeron a cada beso, en cada flor que depositaron con unción ante tu féretro: ¡Querida! ¡Hermana! ¡Amiga! ¡Compañera! ¡Argentina! ¡Nuestra! Los vi emocionarse cuando entraban a despedirte, tal como lo estoy haciendo yo mismo ahora, con el corazón estrujado, sabiendo que mañana no voy a recibir tu consabido llamado para saber cómo están mis hijos, o dónde anda León para ver si podemos juntarnos a reírnos un poco en medio de tanta soledad que propone la vida. Pero no voy a decirte adiós de ninguna manera, voy a imaginar que cada vez que escuche tu voz, cantora, podré abrazarte como siempre, levantar el teléfono y decirte que estamos bien, que merced a la esperanza que indicaste podremos salir adelante, día a día. Los que te fueron a despedir hoy eran tus hermanos del alma, el pueblo al que cantaste con absoluta valentía.¿Habrá algo más bello para nosotros que esa caricia proveniente de los que nombramos en lágrimas y dolorosos exilios? ¿Habrá alguna cosa que pueda torcer esas miradas llenas de amor, desconsuelo y ternura dirigidas a tu corazón guerrero? Alguna vez dudaste de haber llegado hasta esos corazones, pero ya ves cuánto amor sembraste entre todos sin distinción de nacimiento. Este campo repleto de caricias nacidas de tu pueblo es tuyo, "madraza", ésa es la cosecha que merece tu incansable lucha por los derechos y las libertades de este continente. Mi corazón que late al lado tuyo desde hace cuarenta y dos años recordará el ritmo de tu latido en los abrazos, en los besos, en las sonrisas de cada humilde, de cada hombre y mujer de esta tierra. Cuando cante habrá un pedazo tuyo en cada estrofa, una mirada tuya en cada palabra, ése será mi privilegio, el de pensar que estás a un costado del escenario apoyándome, señalando como siempre qué se debe decir, por quien luchar, para qué cantar. Gracias cantora, querida nuestra. Amorosa Mercedes.

dimanche 4 octobre 2009

mercedes sosa todo cambia(7)


Parce que c'est grâce à elle que j'ai appris à chanter; parce que sa voix est incomparable et profonde; parce qu'elle a été la voix de ceux qui ne pouvait plus parler; parce que sa force et son âme a remis debout bien des gens; parce qu'elle est partie aujourd'hui et que le monde ressent déjà son absence; parce que tout change, todo cambia, mais qu'elle restera en nous. Saludos, negra...

vendredi 2 octobre 2009

Chronique d'un disparu - Victor Montoya

Isaac Camacho était un métis à l’allure élégante, de taille moyenne et aux traits fins, portant les cheveux peignés en arrière et une fine moustache, des yeux gris et un regard insistant. Si l’on observe cette photographie, prise dans un studio pour un papier d’identité, ce sont ses yeux brillants qui se détachent, comme s’il voulait communiquer quelque chose à travers l’appareil photo ; il porte une chemise attachée jusqu’au dernier bouton et une veste de laine tissée qui, à son époque, était une sorte d’uniforme gris caractéristique des militants du POR (Parti Ouvrier Révolutionnaire) dans le district minier de Siglo XX.

Il naquit dans la ville minière de Llallagua et étudia au lycée américain de La Paz, où il mena une vie de bohême, négligeant ses études, tandis que sa mère, qui était alors la vendeuse de chicha (Boisson alcoolisée à base de maïs fermenté. NdT) la plus prospère du village, réservait ses économies pour l’avenir de son fils, lui envoyant de l’argent chaque semaine afin qu’il conserve sa dignité et le respect de ceux qui le connaissaient. Mais Isaac, avec d’autres étudiants frustrés, déambulait dans les bars de la périphérie de la ville, gaspillant l’argent destiné à payer la pension et les dépenses du lycée. Certains disent qu’il fréquenta les milieux marginaux de la capitale, jusqu’à ce qu’un jour, par l’un de ces étranges hasards du destin, il croise sur son chemin la personnalité magnétique de César Lora, qui l’arracha aux griffes de l’alcool et le rendit aux mines de Siglo XX, où il fut embauché dans la mortelle section Block Caving, refusant de tirer profit de son bagage culturel.

Avec le temps, stimulé par la lecture des classiques du marxisme et la discipline de fer du parti, il devint un combattant indomptable, un exemple de militaire révolutionnaire et le porte-parole légitime des sans voix. Il démontra une grande capacité à rassembler des sympathisants et il finit par devenir l’un des cadres en vue du mouvement syndical minier. Sans aucun doute, Isaac Camacho appartenait à cette catégorie d’hommes à l’esprit rebelle, capables de se battre mot à mot et tête à tête avec les adversaires des idées révolutionnaires, qu’il avait fait siennes parce qu’elles étaient étroitement liées à la réalité de ses compagnons de classe, de ces mineurs qui crachaient leurs poumons, miette après miette, dans les ténèbres des galeries, là où l’on extrayait les richesses de la Pachamama, dans l’espoir de forger une nation plus digne que celle que proposaient les ennemis de la liberté et de la justice.

Au milieu de l’année 1965, après que le régime de René Barrientos Ortuño eut déchaîné la répression, et après le retrait massif des syndicalistes de la Corporation Minière de Bolivie (COMIBOL), aussi bien Isaac Camacho que César Lora, dans leur tentative de fuir les persécutions et de chercher un refuge sûr, quittèrent Siglo XX en direction de la ville de Sucre, où ils vécurent cachés pendant un temps, jusqu’à ce que le 26 juillet, constatant que les agents du Département d’Investigation Criminelle (DIC) étaient sur leurs traces, ils décidèrent de retourner à Siglo XX, dans le but d’organiser des syndicats clandestins à l’intérieur de la mine.

En passant dans la vallée de Huañuma, en direction d’un hameau du Nord de Potosi, ils furent repérés par l’agent Enrique Mareño, qui, après leur avoir loué une mule pour porter leurs affaires, se chargea de les dénoncer aux organismes de répression. C’est ainsi que le 29 juillet, près de Sacana, à trois lieues de San Pedro de Buena Vista, leurs bourreaux, habillés en civil et commandés par Prospero Rojas, les attendaient au confluent des rivières Toracari et Ventilla, pour exécuter les plans du Ministère de l’Intérieur qui, suivant les ordres formels de la CIA, décida l’élimination physique du dirigeant minier César Lora.

Isaac Camacho, en se référant aux circonstances du crime, raconta qu’il y eut d’abord un violent échange de mots et ensuite une lutte qui culmina avec un coup de révolver. Aussitôt après, il se libéra des mains des bourreaux, chercha son camarade autour de lui et, assailli par la panique et la confusion, le trouva allongé par terre, le visage ensanglanté et le front perforé par le tir.

L’espace d’un instant, les agents se turent et se regardèrent. Ils regardèrent le révolver puis la victime, tandis que Isaac Camacho, bouleversé par le tir qui lui sifflait encore dans les oreilles, restait prostré à genoux à côté du corps qui gisait sans un souffle de vie. Il gémit et embrassa la joue de son inséparable compagnon, qu’il considérait comme un caudillo au talent naturel, non seulement pour son extraordinaire capacité de rassemblement, mais aussi pour ses lumineuses idées qui, changées en mots précis et en actions révolutionnaires, provoquèrent sa mort prématurée.

Lorsque les agents du gouvernement s’apprêtèrent à se retirer, Isaac Camacho se remplit de courage et réagit comme secoué par une décharge électrique. Il se leva et, s’adressant aux assassins, il leur demanda à voix haute :

- Tuez-moi aussi, salauds !

- Nous n’avons pas d’ordres, répondirent-ils à l’unisson. Et ils s’éloignèrent.

Alors, entre les sanglots qui jaillissaient de son âme et le vent qui lui balayait le visage, il resta seul avec le cadavre, sans savoir à qui demander de l’aide sur cette terre désolée et inculte. Il lava ses blessures dans la rivière et le porta jusqu’à San Pedro de Buena Vista, où il fit appel aux paysans pour lui donner une sépulture provisoire, à peine enveloppé dans des couvertures et des tissages.

Le peintre Miguel Alandia Pantoja, au courant des faits, n’hésita pas à prendre la palette, le chevalet et les pinceaux, pour exprimer son état d’esprit tourmenté sur la toile, afin de perpétuer la mémoire de deux combattants des mines qui, fidèles à leurs idéaux et leur condition de classe, étaient prêts à sacrifier leur vie au nom de la révolution socialiste. L’artiste, qui faisait siennes les épopées du mouvement ouvrier bolivien, nous permet d’apprécier à travers sa peinture le dramatisme du décor où l’on avait perpétré le délit, car d’un fond tellurique, fait de cimes et de précipices, émerge l’image fuyante de Isaac Camacho, qui, vêtu d’un poncho et d’un casque, porte dans ses bras le cadavre de César Lora, dont le visage couvert révèle qu’on lui a tiré sur la tête et dont les pieds nus laissent supposer que l’assassinat a eu lieu au bord d’une rivière.

Isaac Camacho, le cadavre à peine enterré, et sans autre idée que celle de dénoncer la politique criminelle du gouvernement, se rendit à La Paz au début du mois d’août 1965, où il arriva exténué après avoir assisté à des réunions clandestines à Potosi, Siglo XX et Oruro. Les mineurs, en apprenant la nouvelle du triste assassinat accompli par la botte militaire, ne pleurèrent pas seulement la mort du caudillo qui donna sa vie et son nom à la cause des opprimés, mais ils haranguèrent aussi aux quatre vents pour glorifier son image dans la mémoire collective, conscients du fait que les hommes comme celui-là, dont les idéaux de justice sont des drapeaux de liberté, ne meurent pas malgré les efforts déployés par leurs ennemis pour les enterrer dans la poussière de l’oubli.

Isaac Camacho, un mois après avoir dénoncé les coupables de la mort de César Lora, fut capturé, conduit au camp de concentration de Alto Madidi et finalement reclus dans le Panoptique National, d’où il fut libéré grâce à une forte pression populaire. A son retour à Siglo XX, il poursuivit son combat contre la dictature à travers les syndicats clandestins. C’est ainsi qu’il vécut jusqu’à la nuit du 23 juin 1967, au cours de laquelle on alluma les traditionnels feux de la Saint Jean, brûlant de la laine et des vieilleries dans les rues, tandis qu’autour des foyers crépitants se réunissaient les familles des mineurs, faisant résonner des feux d’artifices et trinquant au milieu de la nuit la plus froide de l’année.

Cependant, beaucoup ignoraient que quelques heures plus tard devait avoir lieu l’inauguration du Congrès Minier, à l’occasion duquel, et tout en prenant les précautions dues, étaient arrivées la veille plusieurs délégations de travailleurs de tout le pays. Le but était de mettre au point des actions concrètes : exiger du gouvernement le respect du droit syndical, l’augmentation des salaires, la réincorporation à leurs postes de travail des mineurs licenciés et la déclaration d’amnistie pour les dirigeants exilés, poursuivis et emprisonnés. De même, on devait approuver un soutien moral et matériel à la guérilla commandée par le Che Guevara dans les montagnes de Ñancahuazu.

Le président René Barrientos Ortuño et les Forces Armées apprirent la préparation et les intentions du Congrès Minier et mobilisèrent les troupes de l’armée pour occuper les districts de Catavi, Llallagua et Siglo XX, de manière à éviter la naissance d’un nouveau foyer de guérilla en soutien au Che. C’est ainsi que le 24 juin, les soldats, secondés par les agents du DIC, ouvrirent le feu à la naissance du jour. Les occupants tirèrent abondamment contre ceux qui festoyaient encore dans les rues, tandis que l’artillerie lourde, postée sur les flancs des montagnes, envoya des tirs de mortier et de bazooka contre les maisons du campement, en particulier au niveau de La Salvadora et du Rio Seco. Les habitants, secoués par le fracas des grenades et le claquement des mitrailleuses, pensèrent qu’il s’agissait d’explosions de dynamite et de feux d’artifices propres à la fête ; mais ils se rendirent compte par la suite qu’un véritable massacre avait été déchaîné, laissant un flot de morts et de blessés.

36 ans après le massacre de la Saint Jean, et peu de temps après avoir vu le tableau de Miguel Alandia Pantoja imprimé entre les pages d’un vieux dépliant, je n’ai pu résister à la tentation d’écrire cette chronique, à partir des souvenirs que j’ai gardés pendant très longtemps dans le puits de ma mémoire.

L’image la plus nette que je conserve d’Isaac Camacho est celle du 24 juin 1967, lorsque, parce qu’il était notre voisin et tentait de fuir les persécutions, il sauta par-dessus le mur de la cour de notre maison, où il fut reçu par les grognements du chien. C’était un matin froid et le massacre venait à peine de prendre fin.

J’étais encore au lit, tremblant de peur comme un chiot mouillé, jusqu’à ce que Isaac Camacho ouvre la porte et laisse pénétrer le souffle glacé du vent ; il portait un manteau noir et un béret enfoncé jusqu’aux sourcils, une cigarette fumait à ses lèvres et il avait une main dans sa poche et les yeux fatigués d’avoir veillé. Je le regardai comme un homme qui inspire la sécurité et l’optimisme, cet optimisme que dégagent les gens de bonne foi. Il appuya son épaule contre l’encadrement de la porte et il resta silencieux, certainement parce qu’à cet instant lui traversait l’esprit l’idée de fuir ses bourreaux et de rompre le cercle de fer que l’armée avait resserré autour du village minier. Puis il parla d’une voix posée, presque douce, comme s’il tentait de cacher un secret, tandis que la fumée de la cigarette, formant des spirales dans l’air froid, se dissipait entre ses moustaches comme un voile de gaze.

- Ces salauds ont tué des hommes, des femmes et des enfants, dit-il, faisant référence aux soldats.

Mon père se redressa dans son lit, appuya la tête contre le mur et lui demanda :

- Et la Radio ? Que s’est-il passé avec la Radio « La voix du Mineur » ?

- La Radio est sous contrôle militaire, répondit-il.

En effet, lorsque mon père tourna le bouton pour capter la Radio « La Voix du Mineur », on n’entendait qu’une musique martiale, une façon pour le gouvernement de manifester son hostilité aux travailleurs.

- Il faut faire attention, dit-il. Puis il ajouta : Nous allons aujourd’hui même convoquer une assemblée à l’intérieur de la mine.

Il referma la porte et disparut.

Deux jours plus tard, on apprit que, lors d’une assemblée réalisée au niveau 411 de la mine, (considéré comme l’un des refuges les plus sûrs par les dirigeants poursuivis par les sbires de la dictature militaire), il fut élu membre de La Fédération Syndicale des Travailleurs Miniers de Bolivie (FSTMB). A cette même occasion furent ratifiées les demandes approuvées lors de la réunion qui s’était déroulée le jour même du massacre, dans les locaux de la Radio Pie XII : retrait des troupes des mines, restitution du siège du syndicat et de la Radio « La Voix du Mineur », respect du droit syndical, liberté pour les dirigeants emprisonnés et internés, indemnisation pour les veuves des travailleurs assassinés et exigence qu’elles ne soient pas expulsées du campement, rétablissement des salaires au niveau de mai 1965 et, comme si ce n’était pas suffisant, on fixa aussi une contribution bimensuelle, de dix pesos par ouvrier, pour les dépenses du syndicat et pour l’achat d’armes.

Depuis ce 27 juin, je ne sus plus rien de lui ni n’entendis son nom, si ce n’est un mois et une semaine plus tard, précisément le 30 juillet 1967, lorsque mon père, me laissant à peine le temps de terminer mon petit déjeuner, me donna une couverture et des instructions précises :

- Apporte cette couverture à Isaac, il vit près de la Plaza Nueva, chez les Paredes, et ne dis rien à personne…

A cet instant, avec mon intuition d’enfant, je réalisai qu’Isaac était caché. Je gagnai la rue, où le vent soufflait furieusement, et me dirigeai vers la maison des Paredes. Je frappai à la porte, le regard à l’affût et portant la couverture dans mes bras comme un ballon. Après un court instant la porte s’ouvrit et, sous la pâle lumière du soleil, s’avança vers moi une femme qui, en se séchant les larmes et en jurant à grands cris, dit : « Ces salauds l’ont pris ! Cours dire à ton père que des policiers cagoulés l’ont emmené hier soir dans une jeep ! »

Je restai stupéfait, sans savoir que faire ni que dire. La propriétaire de la maison, dont je n’oublierai jamais l’expression de ses yeux, se couvrit d’une mantille et ferma la porte à clé, me laissant à peine le temps de sortir, la respiration étouffée dans la poitrine et le regard perdu dans le vide.

A partir de ce matin là, on ne sut plus jamais rien de Isaac Camacho, si ce n’est par les témoignages d’anciens prisonniers qui prétendaient l’avoir vu enchaîné dans la prison de Purapura, peignant une fenêtre sur le mur de sa cellule pour laisser pénétrer la lumière du jour. D’autres disaient qu’ils l’avaient vu à Chonchocoro, le camp de concentration le plus connu du pays, où les mercenaires du gouvernement, qui avaient appris à torturer sur des chats et des chiens, en finirent avec sa vie. Cependant, il est plus probable qu’ils l’aient emprisonné dans les geôles du Ministère de l’Intérieur, où, sur les ordres de la CIA et du ministre de l’époque Antonio Arguedas, ils le torturèrent jusqu’à le tuer, pour ensuite le jeter dans le lac Titicaca depuis un hélicoptère, le corps ensanglanté et les pieds scellés dans un bloc de ciment.

Lorsque les mineurs et son épouse dénoncèrent son absence, le Ministre de l’Intérieur dit que le 9 août il avait été emmené vers l’Argentine. Rien de plus mensonger. On remua ciel et terre, et on ne le retrouva ni vivant ni mort. Il disparut pour toujours. Qu’ont-ils fait de ses restes ? Telle est l’interrogation qui perdure dans l’esprit de ceux qui le considéraient comme l’un des leaders les plus remarquables du mouvement ouvrier bolivien.
Traduction: Emilie Beaudet