samedi 31 octobre 2009

Introspections polyglottes

Beaucoup d'entre vous le savent, je m'ennuie un peu -souvent beaucoup- au travail, pour des raisons que je ne développerai pas ici -il faut juste relire la critique de "Tombeau pour le collège" de Mara Goyet et d'autres articles dans la rubrique "Ecole"-. Toujours est-il que j'essaie, parfois, avec certains groupes, de me divertir, de créér, de faire ce que j'aime. Une nouvelle production écrite a vu le jour sous mes yeux ébahis il y a quelques semaines avec un groupe d'option en espagnol, que je vois peu de temps dans la semaine mais avec qui je peux entreprendre des choses qui, loin de plaire aux inspecteurs, leur permettent autant de s'exprimer que d'apprendre, sur la langue, la culture, et surtout sur eux-mêmes. Une "classe-tolérance"en somme.
La séquence parlait des "chicanos", ces mexicains émigrés aux Etats-Unis et qui parlent le "spanglish", un mélange d'anglais et d'espagnol d'Amérique Latine. Je n'aime pas beaucoup mettre des notes, j'avoue, et je pense que toutes les évaluations que nous nous cassons la tête à mettre en place ne sont pas du tout adaptées à certains de nos élèves, la plupart en fait. Alors pour l'option, je n'organise pas des contrôles mais des "défis" notés -souvent très bien payés. Cette fois, le défi consistait à rédiger un poème sur le modèle de celui que nous avions étudié en classe, "She":
She,
She speacks English,
She raps English,
She reads English,
She sits English,
Pero quiere en español,
Sueña en español,
Piensa en español,
Va a la church en español,
Juega en español,
Works in English,
Siente en español,
Drives in English,
Hace cariños en español,
Runs in English…
Se mece en las curvas de sus pasos en español.
Mira, ¡Ay!, ¡Mira! en español.Duerme, duerme chula,
Únicamente en español.

Sergio Elizondo
A leur tour, les élèves devaient rédiger un poème en espagnol et dans leur langue d'origine et qui parlait d'eux, de ce qu'il font, vivent, en français et dans l'autre langue. Premier constat, le départ a été difficile. Certaines filles n'osant pas écrire dans leur langue maternelle, non pas par honte, mais parce que l'arabe, le comorien, le soniké sont des piliers de l'intime, pas du public. Puis les langues se sont déliées, et des choses incroyables sont nées. Pour deux élèves ne connaissant que le français, j'ai même eu l'idée de les faire jongler avec l'espagnol et le "kaira", le langage des cités, qui à mon avis représente plus qu'un condensé d'insanités ou de mauvais français, un dialecte, presque une langue à part entière, avec sa grammaire et sa prononciation.
J'ai fait lire ses poèmes à une collègue, qui, tout en trouvant l'idée originale et intéressante, s'inquiète: "Mais... On dirait qu'ils ne se sentent pas bien en France?..." En effet, l'analyse est intéressante. Je joue, j'écris, je souffre, je mange en français. Mais je pense, je rêve, je danse, je ris en lingala, en kabyle, en sango. C'est à peu de choses près le contenu des poèmes. Mon passeport est français, j'y suis née, mais mon coeur, mon sang, sont ailleurs. Des petites phrases brèves très explicites. Et puis des choses incroyables: un hymne bilingue au grand père, une affirmation douloureuse d'une identité fracturée. Des introspections par l'écrit qui se faisaient là, en direct, devant moi, sur les tables de ce foutu collège, et pas moyen d'aller plus loin, parce que ce n'est pas mon métier, parce qu'il paraît que ce n'est pas la matière que je dois leur enseigner.
Si on créait un Master de prof de multiculturalisme, de polyglotisme, de partage et de compréhension, je serais la première candidate.

4 commentaires:

aldeaselva a dit…

Cela tend à démontrer que le terme "intégration" n'est qu'un leurre intellectuel et propagandiste.Comment oublier son éducation, ses origines, son hérédité culturelle? A défaut d'un reniement complet, ce qui ne se conçoit que dans la souffrance d'une rupture forcée,ce ne peut être que l'adaptation qui prime.On peut réduire un peuple à l'état d'esclave en y mettant les moyens, mais on ne pourra jamais dompter totalement une mentalité, un héritage éducatif, une sensibilité culturelle acquise sur des générations.Les personnes d'origine étrangère les plus respectueuses de leur pays d'accueil que je connais sont par ailleurs les meilleurs défenseurs de leur culture d'origine.Ils n'ont généralement de combat que celui d'apporter ce qu'ils ont retiré de meilleur de leur héritage. Alors cette réalité fait effectivement se poser la question: adaptation concertée ou intégration autoritaire?

Lilichocolat a dit…

Emi, tu m'as fait pleurer. Je garde précieusement ce texte, ce témoignage. Je le grave dans ma mémoire.

Hélo a dit…

Je suis en seconde et j'ai moi-même étudié ce poème en cours d'Espagnol. Malheureusement mon prof ne t'arrive pas à la cheville et il n'a malheureusement pas compris le sens profond du poème. Par pitié, enseigne moi l'espagnol! :)

Emi a dit…

Hello Hélo! Ton commentaire me fait bien plaisir! J'espère que toi tu en prends quand même un peu à étudier l'espagnol: écoute de la musique, lis les journaux, même les pires, regarde les séries TV en VO, c'est ça la vraie vie!