samedi 30 juin 2018

La montagne n'est pas un parc d'attractions

En voyant ce genre de reportage sur cet homme merveilleux, Suisse autodidacte qui construit des ponts à travers le monde à l'aide de vieux câbles de remontées mécaniques, on a envie de tout démonter dans les Alpes et de leur envoyer. D'abord, parce qu'ils en ont besoin. Ensuite, parce qu'on en a trop.


L'escalade
Sur les 100 millions de visiteurs qui viennent chaque année dans les Alpes, combien viennent pour les loisirs ? Et combien viennent en réalité pour la beauté des paysages ? Depuis que le tourisme s'est installé, répondant aux besoins économiques de régions enclavées et défavorisées marquées par une forte émigration, les vallées ont pu offrir des emplois à bon nombre d'habitants et leur permettre de rester dans leurs montagnes. Que ce soit dans l'hôtellerie ou dans l'exploitation des remontées mécaniques, le tourisme, c'est du pain béni. On sait par exemple qu'au Tyrol, 1 habitant sur 3 en vit et que sa part dans le PIB est énorme. Or, une fois la manne financière mise à jour, on s'est mis à construire toujours plus de stations de sports d'hiver, à façonner des pistes, à domestiquer toujours plus les pentes des Alpes. Ce qui est drôle, c'est que comme dans le cas de Tignes ou d'Isola 2000, les capitaux investis sont venus de Paris... et les bénéfices y sont retournés directement, sans véritablement passer entre les mains des locaux. Qu'importe, le touriste est roi et, pour en accueillir toujours plus, on continue encore aujourd'hui à exploiter le filon au maximum. Pour capter le flot des visiteurs, toutes les innovations sont bonnes. Avec la plus complète inconscience, on transforme les Alpes en gigantesque champ de foire, en parc d'attractions géant. L'hiver, la neige dissimule les dégâts faits sur le paysage, mais l'été, les stigmates apparaissent au grand jour...

La chute
Forêts arrachées, érosion, sols tellement compactés par les dameuses que l'eau n'y pénètre plus et menace de provoquer des inondations, l'ampleur de la catastrophe se lit sur le paysage. L'eau des torrents, que l'on dit pure et fraîche, est en fait un égout à ciel ouvert. Les analyses révèlent en effet la présence de bactéries de type colibacille ou E Coli, hautement dangereuses pour la santé. D'autre part, la végétation a un mal fou à se frayer un chemin à travers cette terre pilée qui accueille durant une grande partie de l'année de la neige artificielle. La biodiversité est plus faible et la période d'épanouissement de la végétation plus réduite sur les pentes aménagées pour le ski que partout ailleurs. Le fait que plus aucune piste des Alpes ne fonctionne sans canons à neige est également un fait édifiant : pollution, haute consommation en électricité et en eau ont des conséquences sur la nature, mais également sur le coût. Le ski est en passe de devenir un sport de luxe. Or, selon un célèbre hôtelier suisse, "si l'on place la question écologique au centre du problème, on n'obtiendra aucun projet économiquement viable". La prise de conscience n'est pas au menu. Et quand il n'y aura plus de neige du tout ? Alors on développera le tourisme estival, mais sur le même modèle : pistes de VTT (voir notre article à ce sujet), via ferrata, ponts suspendus. L'artificialisation restera de mise.Ou bien - et comme cela existe déjà près du centre de la capitale autrichienne - on construira d'horribles complexes sportifs, pistes de ski en matière synthétique. D'ici à ce que les entrepreneurs aient la bonne idée d'en recouvrir les pentes des Alpes, il n'y a qu'un pas. En attendant, et parce qu'ils sont quand même conscient du caractère inéluctable du réchauffement climatique, la tendance est à l'urgence, à l'innovation permanente, histoire de s'en mettre le plus possible plein les poches avant que l'or blanc ne disparaisse pour de bon.
L'alpage
La solution n'est pas pour autant de mettre l'homme hors jeu. Depuis des millénaires, l'humain entretient le paysage et maintient l'équilibre naturel. Dans les alpages où paissent les animaux, la faune et la flore sont plus variées que dans les zones inexploitées. Si l'homme désertait les lieux, la forêt envahirait tout. L'agriculture et l'élevage font partie du patrimoine culturel des Alpes. On sait par exemple que la transhumance est un fait habituel et instauré depuis plus de 6000 ans, c'est-à-dire depuis l'époque du célèbre Ötzi dont les restes ont été retrouvés extrêmement bien conservés dans les glaces en Italie, près de la frontière autrichienne. Avec ses remontées mécaniques et ses pistes de ski, l'homo businessus ruine tout ce magnifique patrimoine culturel. 



La leçon
Elle nous vient encore une fois de l'alpiniste sud-tyrolien Reinhold Messner. Selon lui, les ravages sont dus à plusieurs facteurs. Il faut d'abord savoir que 90% des Alpes restes sauvages et protégées du tourisme de masse, lequel ne profite donc en réalité qu'à une minorité de villages et de stations. Le bon sens voudrait que l'on décentralise ce tourisme pour mieux en répartir les bénéfices à travers tout l'arc alpin. Car, pendant que de gros complexes manipulent des millions d'euros, des hameaux souffrent encore de l'exode de leurs habitants. En parallèle de cette décentralisation, il faudrait penser à privilégier le tourisme "doux", à la ferme, chez l'habitant, dans le respect des valeurs locales et de l'environnement. Pourquoi cela n'est-il pas encore établi ? Les gens ne veulent-ils donc pas tous aller là où les autres ne sont pas ? En pensée, oui. Mais dans les faits, les touristes viennent s'entasser dans de grands immeubles, reproduisent en vacances ce qu'ils fuient le reste de l'année : l'agitation, le bruit, la circulation, la vitesse, la pollution, l'agressivité. La ville copiée - collée à la montagne. Ce n'est pas de la détente ou du loisir, c'est l'exacte prolongement de ce que les citadins disent ne pas supporter ! Ils ne profitent ni des grands espaces, ni du silence. D'autre part, la mécanisation accrue de la montagne ne fait paradoxalement qu'augmenter le risque d'accidents. A l'âge de "l'alpinisme assisté", les pitons et les câbles en acier sont là pour procurer des sensations aux grimpeurs du dimanche, tout en leur évitant les risques. Rejetant la responsabilité sur d'autres, les touristes sont de plus en plus inconscients et comptent sur un sauvetage en hélicoptère en cas de problème. 
La montagne n'est pas un parc d'attractions. Si nous continuons à la considérer de la sorte, nous courons à sa perte et la nôtre. Nous détruisons ce qu'il y a de plus précieux : le patrimoine naturel et culturel de l'humanité. 

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