C'est un fait avéré, une affirmation vérifiable, une constante à tendance généralisée. Ils ont beau se croiser sur les sentiers, se côtoyer, professer le même amour à la montagne et adorer la nature, le couple qu'ils pourraient former est irrémédiablement en instance de divorce. Qu'on se le dise, randonneurs et cyclistes ne peuvent pas se blairer. Ils forment deux groupes indissociables dans le paysage, mais peu sociables réciproquement. Enquête.
A les écouter, les randonneurs ont pour la plupart des expériences négatives impliquant des cyclistes à raconter. Je n'échappe pas à la règle. Le problème réside dans le fait que les vélos tout terrain délaissent les pistes qui leur sont réservées, préférant les petits chemins sinueux bien plus à même de leur provoquer des sensations fortes. Ils empiètent sur le territoire des randonneurs, peu enclins à supporter, dans leurs promenades familiales ou solitaires, le surgissement impromptu de deux roues descendant à toute vitesse la pente que les piétons s'évertuent à grimper. Gare à celui qui ne se ratatine pas assez vite sur le bas côté, tutoyant le ravin de la semelle, pour laisser place aux fous de la petite reine. Si l'espace n'est pas assez large du goût des cyclistes, gestes d'humeur et insultes fusent, irritant et apeurant les petites oreilles enfantines ("Maman, il a dit un gros mot, le monsieur"). Si les vététistes ne sont peut-être pas tous décérébrés, les rencontres de ce type sont courantes et les expériences fâcheuses sont légion, certaines promenades devant parfois être abandonnées lorsque la fréquentation roulante est trop forte et provoque de la gêne...voire de la peur.
Outre le difficile partage des chemins, l'aspect danger n'est pas négligeable. Silencieux et très rapides, les vélos ne préviennent pas lorsqu'ils foncent tête baissée. Un enfant non muni d'un harnais ou un vieillard à qui l'on n'a pas retiré son permis de marcher peuvent être touchés. Plus sérieusement, les sentiers sont étroits et un petit écart, une inattention passagère, un promeneur qui s'arrête pour observer une fleur ou reprendre son souffle sont des facteurs de collision. On imagine fort bien la gravité de tels accidents. Signalons au passage qu'une fois la promenade terminée, le danger n'est pas écarté, puisqu'en reprenant la route en voiture on n'est pas à l'abri de recevoir dans le pare-brise un illuminé sur boyaux qui, s'imaginant vainqueur d'une étape du Tour de France mais n'ayant pas les capacités relatives à cette course, négocie très mal les virages. Certains cols sont parfois fermés aux voitures, afin de permettre aux sportifs de rouler à gauche en toute impunité, de ahaner dans la montée et de battre des records de vitesse en descente sans rencontrer de véhicule motorisé. Le reste du temps, la cohabitation pose problème, le point noir étant les tunnels creusés dans le rocher, pas toujours éclairés, dans lesquels un cycliste passe inaperçu.
Mais revenons aux vertes prairies. Les conflits avec les bergers ne sont pas rares non plus. Les vélos détruisent tout sur leur passage et accélèrent l'érosion. Certains osent même casser des clôtures et laissent ainsi s'échapper les troupeaux. Les paysans sont alors obligés de réparer leur matériel endommagé, quand il ne s'agit pas de courir après les moutons pour les rapatrier dans leur pâturage. Dans tous les pays de l'arc alpin, le souci est identique.
Il est bien difficile de trouver un point commun entre les drogués à l'adrénaline dopés à la performance et les randonneurs bon enfant, ami des marmottes et des gentianes printanières. Si cette conclusion peut sembler exagérément manichéenne, elle colle pourtant à la réalité montagnarde. Comme on l'a souligné, les solutions sont difficiles à trouver. Les pistes construites spécialement et à grands frais pour les cyclistes ne les satisfont pas et il est peu certain qu'ils prendront l'habitude de les emprunter. La législation répressive en vigueur dans certaines régions alpines qui interdit aux vélos l'accès aux chemins pédestres et leur inflige une lourde amende en cas de désobéissance n'est pas forcément un exemple de tolérance et d'apaisement. Comme souvent, c'est l'éducation et le dialogue qui font défauts. La non communication entre les deux groupes est criante, l'un et l'autre se rejetant à la face des reproches rabâchés depuis des lustres. Mes chaussures de randonnée étant mon plus fidèle, mon plus beau moyen de transport, il m'est difficile de ne pas prendre parti pour ma communauté. Gageons qu'à l'avenir des propositions seront faites pour améliorer les relations entre marcheurs et cyclistes. Gageons que ces derniers admettront enfin qu'il existe un peuple de rêveurs, de poètes verticaux aux pieds plantés dans la terre et qui, un pas après l'autre, renouvellent avec joie l'expérience d'aller à la rencontre d'eux-mêmes, l'expérience de la beauté du monde.
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