mercredi 18 janvier 2012

Du domaine des murmures

Carole Martinez, Du domaine des murmures, 2011.
Après avoir lu son premier roman, Le coeur cousu, j'avais envie de rester dans son univers de la parole libérée, celle de la conteuse, de la femme porteuse de légendes, qui transmet les croyances anciennes et l'instinct, la faculté de lire dans les âmes des vivants et des morts. Alors je me suis lancée dans la lecture du fameux roman qui a reçu le Prix Goncourt des lycéens, Du domaine des murmures. Et je n'ai évidemment pas été déçue. Car même si l'histoire ne se situe pas en Espagne, pas à la même époque, le style est toujours là, l'univers de l'écrivain est intact et reconnaissable. Nous sommes au Moyen Âge, en France, peu importe le lieu, les mots nous enveloppent, nous entrainent et nous obsèdent.
"La foule des peines souterraines me tourmente. Ce qui n'a pas été dit m'enfle l'âme, flot cagulé, furoncles de silence à percer d'où s'écoulera le fleuve de pus qui me retient entre ces pierres, ce long ruban d'eau noire charriant carcasses d'émotions, cris  noyés aux ventres gonflés de nuit, mots d'amour avortés. Saignées de paroles pétrifiées dans leurs gangues.
Entre dans l'eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t'entrainer par des sentes et des goulets qu'aucun vivant n'a encore empruntés.
Je veux dire à m'en couper le souffle.
Ecoute!"
Et commence alors, après ces mots époustoufflants, l'étrange et tragique histoire d'Esclarmonde, jeune fille refusant le mariage, un mari imposé, et décidant de trouver sa liberté en s'offrant à Dieu et en s'enfermant à vie dans une chapelle sans échappatoire. Seulement Esclarmonde, dans cette tombe, fait naître un enfant. Miracle? Horreur d'une tragédie? Les pélerins affluent. A travers l'épopée de son père, ce monstre obsédé d'amour et de faute, Esclarmonde parvient, par ses visions, jusqu'en Terre Sainte. Croisade du père pour se racheter, croisade de la fille pour garder son fils. Tout tourne autour de l'interdit, de la monstruosité et de la violence du monde et des relations humaines, de l'amour infini, divin, filial. Et tout autour une société moyen-âgeuse qui se dessine, se décrit et se meut sous les yeux de la captive volontaire. Esclarmonde ou la voix d'une femme. Pas d'une sainte.
"Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l'oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n'imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi."
Ecoutons donc cette voix venue des temps anciens, cette talentueuse conteuse héritière de la tradition orale, du folklore, des mythes et des légendes, nous raconter encore et encore des histoires de femmes, d'amour et de liberté. Car il ne suffit pas de courir en plein vent pour être libre.

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