vendredi 4 novembre 2011

Mort d'un roi du tango

Jerome Charyn, Mort d'un roi du tango, 1999.
On sort de ce roman comme d'un tourbillon, comme d'une plongée dans les souterrains de la Colombie, ceux de la cocaïne, des chercheurs d'or, des manoeuvres politiques et économiques et des liens ambigus avec les Etats Unis. Toute ressemblance avec des personnages existants n'est sans doute pas fortuite, et on le sait bien. Trop réaliste pour ne sortir que de l'imagination d'un seul homme, ce roman. Parfois la réalité est aussi romanesque que la littérature. D'ailleurs, tout au long de cette oeuvre marathon, écrite dans un style plus que dynamique, presque instinctif, ouragan, on ne cesse de chercher des correspondances entre ce qui est écrit, les personnages décrits et d'autres, célèbres, historiques.
Plantons rapidement le décor. Nous sommes en Colombie où plusieurs clans s'affrontent: celui des chercheurs d'or qui polluent les rivières amazoniennes en exploitant leurs richesses à grands rejets de mercure; celui des guerrilleros, pas comme les autres ceux-là puisque l'auteur a eu la brillante idée de faire de leur chef, figure mythique autant que carnassière, Ruben, un écolo qui organise le trafic de cocaïne pour nourrir les paysans et lutter contre la deforestation et la pollution provoquées par les orpailleurs friands de mercure; enfin, celui des autorités, qui luttent plutôt quand à elles contre le trafic de cocaïne et contre Ruben, pressées qu'elles sont par les résultats demandés par les Etats Unis, mais cela, ce n'est absolument pas de la fiction. A la tête du gouvernement ici, Bailen, ancien écrivain connu et reconnu pour avoir publié un chef d'oeuvre, La chute des magiciens, devenu homme politique et engagé dans le parti des Verts, co-fondé avec l'argent de la cocaïne de Ruben et qui peut nous évoquer un peu de Romulo Gallegos, écrivain vénézuélien ayant aussi assumé la fonction de Président de la République, ou bien un peu de Manuel Mejia Vallejo, célèbre auteur colombien ayant écrit un roman inspiré de la vie de Carlos Gardel. Car on a beau être en Colombie, le tango est partout et les rumbeadores où on le danse avec des couteaux est le repère des narcotraficantes. Cependant tout ce petit monde, narcos et gamins des rues de Medellin, est cerné par les soldats de l'armée colombienne et les troupes américaines en séjour permanent dans la ville. Ambiance de bas fonds, de prostituées, de tangos et de bombes. C'est dans ce bourbier que débarque la belle Yolanda. Des commandos Chrétiens américains, écolos financés par le gouvernement US, se sont mis dans la tête de la faire libérer de la prison Nord américaine où elle purgeait une peine pour complicité dans un braquage, afin qu'elle entre en contact avec son cousin éloigné, le fameux Ruben. Le but de la manoeuvre: débarrasser la Colombie du trafic de drogue en parvenant à un dialogue entre écolos états-uniens et écolos traficantes.
Tout le roman est donc extrêmement documenté mais développe une originalité sans limites et sans complexes de manière impressionnante, si bien qu'on hésite toujours entre le document et le chef d'oeuvre de fiction. De même, la langue, superbement traduite de l'américain par Marc Chénetier, est à la fois agaçante et géniale, parsemée de mots en espagnol colombien, entre la recherche d'authenticité et un véritable spanglish tel qu'on l'entend dans certains quartiers hispanos des Etats Unis. On se laisse donc entraîner sans vraiment réfléchir dans cette aventure linguistique, culturelle et surtout éminemment littéraire qui a su devancer la réalité (on a pu lire récemment dans les journaux colombiens qu'un ex guerrillero vient d'être élu à la Mairie de Bogota, justement soutenu par le parti des Verts), et sur laquelle plane sans disontinuer l'ombre de Carlos Gardel. Le tango comme expression du sens tragique de la vie, musique qui colle à la peau du Medellin et de la Colombie que nous dépeint Jerome Charyn dans ce roman de génie.

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