Le Juku essuya la sueur et la poussière avec le foulard qu’il portait autour du cou et s’apprêta à se reposer un instant avant de se mettre en marche vers la galerie principale. Il lança un profond soupir, cracha la boule de coca, termina la dernière gorgée de la bouteille et s’allongea sur le dos sur le sol caillouteux, avec comme oreiller son sac de Calcutta. Là, tandis qu’il comptait les gains et les bénéfices du jukeo, un profond sommeil le saisit et il se mit à ronfler à côté de sa lampe à carbure, dont la lumière vacillante s’évanouissait quelques mètres au-delà du rideau tissé par les particules de poussière.
Lorsqu’il ouvrit les yeux et leva la tête, il se rendit compte qu’il était allongé sur le lit d’une luxueuse alcôve, dont les murs s’élevaient verticalement comme d’immenses dalles de marbre. Le matelas était tissé de fils d’or et d’argent, du toit pendaient des lustres de cristal, le sol était recouvert de tapis de Perse et aux murs étaient accrochés d’énormes cadres et miroirs, dans lesquels le Juku pouvait regarder son corps des quatre côtés.
La porte située en face du lit s’ouvrit et apparut une femme habillée de noir, frôlant toute la chambre avec la douceur de son regard. C’était la Veuve, au visage blanc et aux tresses descendant jusqu’au-dessous de la ceinture ; elle portait une mantille avec des franges et un chapeau de feutre, une jupe courte amplifiée par de larges ceintures, des jupons finement brodés, des bottillons en cuir à talons hauts et à lacets, et un corsage qui laissait deviner la proéminence de ses seins. Ses lèvres étaient rouges comme un coquelicot et ses dents ressemblaient à des perles. Elle avait des broches en or, de capricieuses et longues boucles d’oreilles, des colliers et des bagues sertis de diamants.
Le Juku ne la lâcha pas des yeux. Il continua à la regarder jusqu’à ce qu’elle s’approche du lit et se dévête lentement et de manière suggestive. Elle laissa admirer la beauté de son corps et s’offrit en bougeant lentement ses épaules et ses hanches.
-Que veux-tu?, demanda le Juku. La Veuve, dont la voix fine et harmonieuse pouvait devenir taciturne à l’oreille de quiconque l’écoutait, le saisit du regard, comme un aimant qui attire le fer contre sa volonté, et répondit :
-Je veux te sentir à l’intérieur… Le Juku, excité par la luxure et la passion charnelle, se redressa dans le lit et chercha du regard les yeux de la Veuve, tentant de pénétrer par leur lumière sortilège dans les mystères cachés de son âme. Mais la Veuve, à peine le vit-elle s’approcher de son corps, l’enveloppa dans la sensualité de son souffle et dévia son regard vers ses seins palpitants, se laissant caresser les fesses et l’entrejambe. Au milieu de tels désirs, le Juku s’avoua vaincu et s’allongea à nouveau dans le lit, tandis que la Veuve, assise à califourchon sur le Juku, éclata d’un rire sonore, qui ressemblait plutôt aux clameurs des mineurs avalés par la voracité des galeries.
Le Juku, en entendant l’écho des rires amplifiés dans les cavités, réagit comme on sort d’un bref évanouissement et comprit que le lieu n’était pas une luxueuse alcôve et que la Veuve n’était pas une belle femme, mais l’esprit du Tio, qui rôdait dans les galeries de la mine. En effet, le Juku sentit la peur avalée entre sa poitrine et son dos, quand il vit que la faible lumière de la lampe rendit visible l’image du Tio, debout devant lui et prêt à le déshabiller et à le posséder.
Le Juku, qui n’était pas homme à avoir peur, ressentit cette fois une immense panique qui le conduisit à la limite de la folie. Il se leva d’un bond, saisit la lampe et courut dans la direction inverse, tentant de se défaire du Tio ; mais celui-ci, connaisseur des ténébreux labyrinthes de la mine, lui apparut comme par magie dans l’autre galerie.
-Ainsi tu veux t’échapper?, lui dit-il, l’arrêtant net et sans cesser de l’observer du coin de l’œil. Le Juku, haletant et effrayé, resta sans mots. Il fit demi-tour et courut vers une autre galerie abandonnée, jusqu’à ce que le Tio, fatigué de le poursuivre comme le chat poursuit la souris, l’attira vers lui avec ses pouvoirs surnaturels et, lui rappelant que personne ne peux se moquer de son autorité souveraine, l’accusa :
-Pourquoi voles-tu le minerai, sans me saluer ni me remercier? Le Juku, le pantalon mouillé par la peur, le visage trempé de sueur, et croyant que les prières pourraient le délivrer de la présence du Tio, pria avec ferveur :
-Ave Marie pleine de grâce.-Conçue sans péché, réplica le Tio.
C’est alors que le Tio, tout en fureur et en virilité, se lança sur le Juku. Il griffa l’air avec ses énormes griffes et éclata d’un rugissement impétueux, qui se fit entendre dans les entrailles telluriques de la mine comme la décharge d’un coup de tonnerre entre les sommets d’une cordillère.
Le Juku, bien qu’il sentit le poids du Tio comme si une charge d’étain s’était précipitée sur lui, résista à l’attaque en mêlant les cris et les plaintes, mais le Tio avait tant de force et de colère, qu’il le fit plier comme un animal dompté.
-Non, Tio… Ne fais pas le con…, implora le Juku une dernière fois, jusqu’à ce qu’une grimace de douleur lui déforme le visage et que des pleurs convulsifs lui étouffent la voix.
-Tu mérites la mort parce que tu voles mes richesses!, brama le Tio, le pénétrant dans toute sa longueur et le faisant éclater de l’intérieur.
Le Juku perdit son sang à l’abri de l’obscurité, une fois que la mort se fut fixée dans ses yeux. Tandis que le Tio, qui ressemblait à un animal sans forme ni taille, sans odeur, couleur ni saveur, mais doté de deux grands yeux d’où jaillissaient des étincelles dans l’obscurité, se retira dans sa galerie, soufflant comme un taureau sauvage et brandissant ses cornes comme les épées d’un matador.
Deux semaines plus tard, un groupe d’ouvriers entra à l’endroit où la Veuve apparaissait aux mineurs solitaires ; c’est là qu’ils trouvèrent le cadavre détruit du Juku. Il était de dos et blotti dans un coin ; il avait le visage congelé dans une grimace de douleur et d’effroi, le pantalon baissé et la chemise déchirée à la hauteur de la poitrine. Certains ouvriers pensèrent que la Veuve, qui en réalité était le Tio lui-même, l’avait violé à l’endroit même où il l’avait surpris ; d’autres pensèrent au contraire qu’il l’avait trainé sur une bonne distance avant de le renverser et de le tuer, car le corps présentait la blessure d’un coup de griffe qui se prolongeait du cou jusqu’aux épaules. La plaie était si profonde qu’on voyait la vertèbre cervicale, et on pouvait même supposer que le Tio lui avait enfoncé ses crocs dans le gosier, parce que la blessure laissait échapper un pus verdâtre, mêlé à des vers blancs.
-C’est arrivé au Juku parce qu’il volait le minerai du diable, dit l’un des ouvriers, qui jusqu’alors était resté silencieux.
-Putain, merde!, dit un autre. Il lança un crachat vert et ajouta : On ne peut pas toucher au minerai sans l’avoir salué ni lui avoir fait des offrandes avant. -Ne parlez pas tant, bon sang!, insista un troisième. L’important c’est que nous ayons trouvé le cadavre du Juku, parce qu’à cet endroit il y en a qui disparaissent pour toujours, comme avalés par l’obscurité et le silence.
Glossaire:
AKULLICO: m. Boule de feuilles de coca que l'on mâche pour en extraire le jus stimulant.
1 commentaire:
hola
juku est un theme musical je connais la version de malku de los andes jai trouvé celle là a+
http://www.youtube.com/watch?v=B8VGVPgZ-i0
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