mardi 3 mai 2011

CONTES DE LA MINE

Dans la galerie du Tio



Le Tio me réapparut en rêve. Je le vis debout dans sa galerie, de dos, à quelques mètres de son trône; il avait l'aspect du Minotaure et la tête penchée, comme s'il cherchait quelque chose par terre. La seule lumière qui illuminait la galerie était celle qui se dégageait de son corps, comme un halo dont l'intensité pouvait blesser le regard. Par moments, se prenant la tête, il semblait gémir en lançant de petits cris et en marmonnant des mots inaudibles.

Je ne voulais pas le surprendre ni l'interrompre, c'est pourquoi je restai à une certaine distance, tapi dans la large fissure d'une roche, où personne ne pouvait me voir, par même le Tio dont le regard possède la faculté de traverser la pierre. Cependant, je dois reconnaître que j'avais une sensation de peur toujours plus grande, assailli par l'idée qu'il puisse se retourner et me liquéfier du feu de ses yeux.

Le Tio écarta les jambes, leva les fesses et lâcha un pet. Je me pinçai le nez avec les doigts et regardai autour jusqu'à ce que, au loin, on entende un trac-trac-trac dans l'obscurité. C'était deux mineurs qui s'approchaient de la galerie du Tio, lequel, en entendant le grincement des pas sur les scories, recula comme flottant dans l'air, s'assit sur son trône et s'éteignit comme pétrifié d'une façon mystérieuse.

Les mineurs, leurs lampes accrochées sur les casques, s'assirent sur les callapos*, mâchèrent de la coca et burent des gorgées d'eau de vie. Ils se plaignirent de leurs vies et dirent que leur tragédie était un châtiment divin, c'est pourquoi ils décidèrent de tourner le dos au Tio et de se donner corps et âme à la miraculeuse Vierge de la Mine.

Le Tio écouta la conversation depuis son trône, en craignant de rester abandonné dans les cavités, sans que personne ne lui rende hommage ni ne lui fasse des offrandes. S'il en était ainsi, il n'y aurait plus personne pour solliciter des béatitudes de sa part et pour lui dire: « Ne me laisse pas mourir dans la pauvreté, petit Tio. Ais pitié de moi et donne moi un peu de ta richesse. Fais-le par amour pour ma femme et mes enfants. Montre-moi juste le meilleur filon... »

Les mineurs, habitués à exploiter l'étain à la pointe de la masse et de la perforatrice, étaient en colère contre le maître absolu des richesses minérales, qui avait fait disparaître les veines dans une attitude de vengeance, depuis le jour où il s'était rendu compte que les mineurs, sans lui demander sa légitime autorisation, s'étaient engagés à danser la diablada en l'honneur de la Vierge de la Mine.

Le Tio, dont la silhouette fut projetée par la lumière des lampes sur un fond tellurique, demeura assis et tranquille. Mais l'indignation était si grande parmi les mineurs, que cette fois-là ils ne l'invitèrent pas à partager la coca, les cigarettes et l'alcool. Au contraire, ils le critiquèrent de vive voix et les injures vibrèrent comme des explosions de dynamite.

« Tio, connard! », lui crièrent-t-ils. « Tio, radin», lui crièrent-t-ils. « Tio, putain! », lui crièrent-t-ils. « Tio, salaud! »...

Le Tio, dans le but de faire prévaloir son incontestable autorité, se leva, fit claquer son fouet et brandit sa langue comme une épée. Il semblait irrité par le ton supérieur avec lequel ils lui parlaient, lui bramant presque dans les oreilles. Mais, égal à lui même, il garda sa sérénité et ne perdit pas les pédales.

L'un des mineurs, pris d'une colère profonde et prêt pour un règlement de comptes, se mit en face de lui et s'exclama:

-Fils de chienne! Tu nous as promis la richesse et tu ne nous donnes que la pauvreté!

Le Tio le regarda en silence et sourit, tout en projetant une lueur par les yeux comme lorsqu'il était furieux.

Le mineur pleura et maudit, maudit et pleura, jusqu'à ce que, ravalant sa morve et éclaboussant de crachats, il l'attaqua les poings en avant.

Quant à moi, pour être franc avec vous, j'avais le cœur retourné par la peine. Je ne voulais pas qu'on l'insulte ni qu'on l'agresse. Plus d'une fois j'eus envie de sortir de la faille pour les retenir et les dissuader, mais il me manqua le courage suffisant pour défendre la puissance du Tio.

-Qu'avons nous fait de mal, nous les travailleurs, pour mériter cette punition?!, vociféra le mineur. Tu ne vois pas dans quel état nous sommes?! Comme enterrés vivants dans la mine!

Le Tio se rassit sur son trône, silencieux et tranquille, comme si rien ne s'était passé. Il prit un air souriant et se transforma à nouveau en statue de grès et de quartz.

Le mineur, enivré d'alcool et de rage, leva la masse qu'il avait à la main et le frappa avec conviction, cherchant à le réduire en poussière.

Le corps du Tio s'évapora en étincelles.

Une fois l'incident passé, tandis que le calme revenait et que les mineurs se réjouissaient de ce courage, on entendit la voix du Tio, riant aux éclats dans le fond de la galerie.

Lorsque je m'éveillai, le Tio était debout à côté de mon lit, me regardant intensément, comme pour me dire: « Me voilà, bien vivant et frétillant». Plusieurs idées me traversèrent l'esprit et mon cœur palpita avec une vitesse sauvage. Je peux jurer que sa présence physique, au lieu de soulager mon état d'âme, me provoqua une frayeur immense. Mais il n'y a rien à faire, le Tio est un être immortel, car autant de fois ils le tuent, autant de fois il ressuscite comme un condamné qui réapparait parmi les vivants pour le simple plaisir de se moquer de ses adversaires.

-Et alors quoi?, demandai-je en me frottant les yeux.

-Alors c'est l'heure de se lever après avoir rechargé ses batteries, répondit-il, s'apprêtant à sortir de la chambre.

« Merde , me dis-je en moi-même. Et, juste après m'être levé avec une certaine paresse, je décidai de lui dire ce que jusqu'alors j'avais stratégiquement préféré taire:

-Je suis fatigué de supporter tes conneries. Tu as beau être immortel, je ne veux plus que tu apparaisses dans mes rêves...

Il s'arrêta sur le pas de la porte, retourna doucement la tête, me regarda en fronçant les sourcils et répliqua:

-Cesse de dire des sottises. Si j'apparais dans tes rêves c'est parce que je suis entré dans ton esprit et dans ton corps. Maintenant ferme ta bouche et mets ton pantalon, parce qu'il est l'heure de me servir le petit déjeuner comme l'esclave doit servir son maître.

Glossaire:
CALLAPO: m. Tronc d'arbre qui sert de marche dans la mine.
DIABLADA: f. Danse traditionnelle du Carnaval de Oruro qui met en scène le Diable.




Traduction: emilie beaudet / illustration: http://leougillou.blogspot.com/2008/12/potosi.html

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