lundi 7 mars 2011

CONTES DE LA MINE

Le Timbrero*

Le matin où le timbrero entra dans la mine, sans autre pensée que celle d'accomplir son tour de travail, il oublia de prendre sa ch'uspa de coca et sa bouteille de quemapecho. Il ne fit pas le pijcheo avec le Tio ni la ch'alla pour la généreuse et protectrice Pachamama. Il alla directement dans la galerie où se trouvait l'ascenseur, qui servait pour transporter les mineurs d'un niveau à un autre. Il ouvrit la porte aux barreaux rouillés, entra dans la cage à deux étages et attendit l'arrivée du premier convoi, dont les roues grinçaient sur les rails et dont le contact électrique faisait des étincelles entre les câbles tendus tout au long des couloirs de la mine.

Lorsque le convoi s'arrêta devant l'ascenseur, dix mineurs en descendirent avec des rires qui balayaient la pénombre de la galerie. Le timbrero s'installa à sa place et attendit qu'ils entrent dans la cage. « A quel niveau? », demanda-t-il en les regardant un par un. « Au trois cent cinquante », répondirent-ils à l'unisson. Le timbrero assura la porte d'accès, appuya avec sa clé sur le contact électrique et la cage s'éleva lentement, après une légère secousse qui les fit tituber comme s'ils étaient encore assis dans l'un des wagons du convoi.

Les mineurs riaient encore sur un ton moqueur des aventures amoureuses du chasquiri de leur groupe de travail, tandis que le timbrero, étranger à leurs paroles et le regard perdu dans le néant, restait avec l'anneau de la clé enfilé dans l'index de la main, quand le contrepoids de la cage, suspendu à deux cents mètres de hauteur, cessa de tirer le câble. Alors le timbrero, nerveux et étonné, s'accrocha aux barreaux et dit quelque chose que personne ne comprit. Les mineurs se regardèrent en silence et, en un clin d'œil, entendirent comment le câble, enduit de graisse et de goudron, se déroula violemment du tambour, laissant la cage tomber dans le vide et cogner contre le sol, s'écrasant comme une boîte de sardines.

Le seul qui survécut à l'accident fut le timbrero, avec des blessures légères sur les bras et les jambes. « Il a eu de la chance! », dit tout le monde, en constatant que les autres moururent sur le coup, les os transpercés, la tête enfoncée dans le corps et le crâne brisé comme une coquille d'œuf. L'impact fut si intense, que les dix mineurs avaient les os fracturés et la taille réduite à moins d'un mètre.

Les techniciens de l'entreprise vérifièrent que l'accident n'était pas dû à une erreur humaine mais à un problème matériel; une enquête qui, pourtant, n'altéra pas du tout le sentiment de culpabilité du timbrero qui, en plus d'avoir connu un traumatisme qui secoua les fondations de sa vie, refusa de retourner à son poste de travail, invoquant le fait que dans ses rêves lui apparaissaient les dix mineurs morts, se levant de leur tombe et clamant la vengeance à grands cris.

L'entreprise, informée des conséquences funestes de l'accident, décida de licencier le timbrero pour des raisons de santé et de verser une misérable indemnisation aux familles des mineurs qui avaient perdu la vie dans l'ascenseur, dont la cage, de fabrication anglaise, demeura réduite à un tas de vieille ferraille.


Le timbrero, sans travail et en proie à des troubles psychiques, se mit à déambuler dans les rues comme un fou, même si certains disaient que le véritable coupable de l'accident n'était pas cet homme, ni les problèmes matériels, mais le Tio, cet être vengeur qui ne pardonne pas aux mineurs qui oublient de lui offrir des feuilles de coca, des k'uyunas et du quemapecho.

Le timbrero souffrait d'idées délirantes et avait des tendances suicidaires. La tragédie remplit toute son âme et l'autoaccusation lui enrayait l'esprit. Tous les matins, en se réveillant le corps trempé de sueur, il présentait un aspect d'abattement, le regard absent et dans l'incapacité de réagir aux paroles d'encouragement de son épouse, qui avait transporté le lit conjugal dans la chambre voisine, fatiguée de s'occuper de lui comme un nourrisson. Le timbrero, de son côté, ne cessait de demander qu'on le laisse en paix et seul, car le simple fait de se lever du lit supposait un gros effort. La dépression et le sentiment de culpabilité étaient si grands que, malgré le fait d'être en vie, il semblait endurer le châtiment de l'enfer. C'est sans doute pour cela que, tous les jours et toutes les nuits, on l'entendait répéter à grands cris: « Je ne sers à rien! Je suis une ordure! Un assassin!... »

C'est ainsi qu'il passait chaque jour, pleurant et se frappant la poitrine, l'esprit envahi par l'obsession de s'ôter la vie. Mais son cas arriva à un état extrême quand son épouse, une indienne originaire du Nord de Potosi, se vit obligée de lui lier les pieds et les mains pour éviter un dénouement tragique, tout en sachant que le timbrero était incapable de réaliser le moindre acte impliquant un effort, même minime.

Pendant longtemps, personne ne put le sauver de la dépression, à l'exception d'un rêve mystérieux duquel il se réveilla avec l'âme à nouveau dans son corps. Son épouse fut la première à le remarquer, parce que lorsqu'elle entra dans la chambre, elle le trouva souriant et fredonnant un wayño. Elle s'approcha du lit et le timbrero lui demanda qu'elle lui détache les cordes des pieds et des mains, et qu'elle lui serve son petit déjeuner comme d'habitude. Son épouse accomplit son désir avec empressement; elle fit frire les œufs dans la poêle et dorer le pain dans l'huile. Elle lui servit un verre de thé et y versa cinq cuillères de sucre. Le timbrero se lava et s'habilla avec le même costume qu'il portait le jour de son mariage. Il s'assit à la table de la cuisine et prit son petit déjeuner, trempant le pain dans le liquide fumant du verre, tandis que son épouse, assise en face de lui, resta à le regarder avec étonnement, sans savoir à quoi était dû un tel changement.

Le timbrero se leva de table et se prépara à sortir. Son épouse, habituée au silence et à la soumission, ne lui demanda pas où il allait. Le timbrero franchit la porte et gagna la rue, se perdant en direction de la plaine. Seule une voisine qui le vit passer devant sa porte, dit que le timbrero, le cheveu hirsute et les pommettes saillantes, marchait comme une âme possédée par le diable, défiant le vent qui l'assaillait depuis la pointe des montagnes.

Lorsque le timbrero arriva sur la plaine, où des trombes poussiéreuses couraient en tournant comme un cortège et l'orage se déchaînait comme des vipères de feu, il fut surpris par une pluie qui transforma la terre en boue. Le timbrero se réfugia sous un arbre, dont le feuillage était secoué par les rafales de la pluie qui, avançant avec fracas du nord au sud, semblait un rideau gris qui pendait du ciel.

A cet instant, un éclair l'éblouit et la foudre s'abattit contre l'arbre, qu'elle réduisit à une ridicule portion de cendres, tandis que lui fut projeté dans les airs et lancé à plusieurs mètres de distance, la chevelure roussie et les vêtements en lambeaux. Mais comme personne n'assista à l'événement à l'exception des forces mystérieuses de la nature, le timbrero fut tué et ressuscité par un éclair qui lui concéda des pouvoirs surhumains.

Au réveil, comme revenant de la mort, il regarda autour de lui et ne vit que l'horizon lointain de la plaine, un ciel qui s'incendiait d'éclairs et un fleuve qui s'encaissait dans le ravin. Ensuite il se leva et s'éloigna par une sente ouverte sur le flanc de la montagne. Il traversa un pont tendu au-dessus du fleuve tumultueux et avança d'un petit pas rapide, comme si le vent précipitait sa marche. Il avait les mains croisées sur le sexe et les épaules suspendues à la hauteur des oreilles. A peine entré dans le campement minier, où le vent sifflait sur les toits de calamine et dans les trous des murs d'adobe, il fut reçu par les aboiements d'un chien qui lui rendit ses cinq sens, car lorsqu'il arriva chez lui et qu'il trouva son épouse, qui l'attendait assise près des braises du foyer, il ne se souvenait pas d'avoir été tué et ressuscité par la foudre, et encore moins de l'accident survenu dans l'ascenseur de la mine.

Son épouse éclata en sanglots de joie et le timbrero, qui souffrait d'une sorte d'amnésie qui le fit revenir à ses jeunes années, se coucha dans le lit conjugal, disposé à jouir des charme de sa femme qui l'avait supporté pour le meilleur et pour le pire. Elle se déshabilla comme la première fois et se donna entièrement, acceptant que son mari redevienne le même qu'avant. Cependant, durant leur copulation charnelle, elle se rendit compte que l'homme de sa vie avait acquis des pouvoirs surhumains, parce qu'il la souleva dans l'air comme une plume et la maintint éveillée deux jours et deux nuits consécutives.

A partir de ce moment, le timbrero n'était plus un fou qui déambulait dans les rues, mais le yatiri et le devin du village, dont tous sollicitaient les services, depuis les malades condamnés par les médecins jusqu'aux parents préoccupés par l'avenir de leurs enfants. Le timbrero, qui retrouva le respect pour lui même et le sens de la confiance, recommença à gagner son pain quotidien avec la sueur de son front. Il guérissait le mal d'amour grâce à une curieuse sorte d'infusion maison dont la provenance douteuse remontait aux temps d'une ancienne civilisation indigène. Il lisait l'avenir dans les feuilles de coca et devinait les pensées des gens, simplement en les regardant dans les yeux et en leur posant la main sur le front. Et, comme si son souffle avait acquis des pouvoirs magiques pour expulser les esprits malins, il pouvait soigner les patients en leur soufflant dans l'oreille par une corne de vache et il pouvait entendre la voix des défunts dans les courants d'air, les remous du fleuve et les ch'aqas de la mine. C'est ainsi que le timbrero, qui semblait être possédé par le démon, devint un personnage plus important que le gérant de l'entreprise minière et que le maire du village, non seulement parce qu'il était le seul à pouvoir aider les femmes infidèles en effaçant les doutes de leurs maris jaloux, mais aussi parce qu'il possédait le don surhumain de se mettre en contact avec les esprits protecteurs de ce monde et de l'au-delà. Et ce qui était encore plus surprenant, il pouvait affronter des épreuves qui laissaient tout le monde bouche bée; il plongeait dans l'eau sans se mouiller et entrait dans le feu sans se brûler; il avait la capacité de se faire rétrécir à la taille d'une fourmi, de se faufiler dans les bouteilles vides, de passer par le trou des serrures et de grimper sur les murs avec l'agilité d'un moustique.

Tout le monde accepta l'idée que le timbrero était un être prodigieux, qui faisait des miracles rien qu'en parlant et en touchant les gens avec ses mains. Le curé du village, pour défendre les valeurs sacrées de la Sainte Eglise, fut le premier à l'accuser d'imposture et de tromperie, argumentant que personne n'avait jamais été tué et ressuscité par la foudre et qu'aucun devin n'avait plus de pouvoirs que la parole de Dieu. Mais plus grande fut la colère du curé quand il apprit que le timbrero avait ressuscité une enfant avec son souffle, laquelle avait ouvert les yeux, craché des vers de terre par la bouche et s'était levée de son lit comme sortie d'une profonde torpeur. « Ce n'est pas possible, dit-il. Seul notre Seigneur Jésus Christ pouvait guérir les malades et ramener les morts à la vie. Le timbrero ne mérite pas d'aller au royaume des cieux parce qu'il a pactisé avec le diable et est devenu un sorcier. Les personnes qui s'attribuent des pouvoirs surhumains sont des malades mentaux, dont les fantaisies ésotériques gardent des relations avec le satanisme et la magie noire. Il n'est pas un seul homme sur Terre capable de ressusciter un mort avec son seul souffle... »

Le timbrero, comme tous les jours, continuait à recevoir les plus nécessiteux, étranger aux sermons du curé, qui en était arrivé à la décision extrême d'excommunier plusieurs fidèles, en les prévenant que les supercheries n'avaient rien à voir avec l'œuvre du Créateur, mais avec des délires de possessions et avec des superstitions païennes d'autres temps. « Lorsque l'être humain se trouve aveuglé par la puissance et encerclé par l'adversité, disait-il, il a recours à des forces surnaturelles, demande la réalisation d'un miracle. Ces moments d'impuissance et d'irréalité, sont à l'origine des sciences occultes des sorciers et envoûteurs, lesquels ne font rien d'autre que de s'allier avec le démon pour contrarier la volonté de Dieu... »

L'épouse du timbrero, réservée et attentive à son foyer, était la seule qui croyait les yeux fermés aux miracles de son mari, qui, tout en ayant une attitude paisible, était un homme obstiné dans ses objectifs. Ainsi, obéissant à sa dignité et son orgueil de mâle, il fit tous les efforts pour la faire tomber enceinte sans parvenir à son but. « Les femmes qui ne peuvent pas enfanter, ne sont pas des femmes », lui reprocha-t-il un jour, en se rendant compte qu'il ne pouvait rien contre la stérilité féminine, ni les breuvages d'herbes médicinales, ni les onguents pour stimuler l'appétit sexuel, ni les miracles par enchantement. Tout ce qu'il faisait était vain. Alors son épouse, blessée au plus profond de son être, éclata en sanglots, mit en doute sa condition de femme et disparut du campement minier, après s'être coupé les tresses dans une attitude de résignation et de protestation.

A partir de ce jour les événements se précipitèrent dans la vie du timbrero. Il resta seul et désemparé, perdit la confiance des gens et fut tué par la sorcellerie d'un autre envoûteur, au cours d'un rituel où l'on dépeça un lézard et un crapaud, en invoquant le nom de la victime qui, selon ce que racontèrent les voisins, se tordit dans son lit comme un reptile dans la braise, suppliant qu'on lui fasse des signes de croix et qu'on l'asperge d'eau bénite avant d'être enterré.

On sut par la suite que la mort du timbrero n'était pas simplement due à un règlement de comptes, car derrière le maléfice étaient les familles des dix mineurs qui avaient perdu la vie dans l'ascenseur de la mine, où le timbrero avait travaillé avec discipline, jusqu'au jour où oublia de prendre sa ch'uspa de coca et sa bouteille de quemapecho.

Glossaire:

CH’ALLA: m. Cérémonie d'offrande ou de sacrifice aux dieux.
CH’AQA: f. Liquide et boue minérale. Gouttière d'eau qui coule de la voûte dans la mine.
CHASQUIRI: m. Ouvrier de l'intérieur de la mine, dont la tâche est de pelleter la charge et de maintenir plat le sol de la galerie.
CH’USPA: f. Petit sac pour mettre de la coca, des cigarettes ou d'autres choses.
K’UYUNA: m. Cigarette de facture rustique.
PACHAMAMA: f. Mère Terre. Divinité des Andes.
PIJCHEO: n. Action rituelle de mâcher de la coca.
QUEMAPECHO: m. Eau de vie à haut degré d'alcool.
TIMBRERO: m. Ouvrier chargé de l'ascenseur à l'intérieur de la mine.
WAYÑO: m. Musique populaire des Andes, dont le rythme est de caractère mélancolique.
YATIRI: m. Sage, prêtre, guérisseur et conseiller de la communauté andine. Il possède des dons exceptionnels et est expert dans plusieurs arts, parmi ceux-ci la divination dans les feuilles de coca et la médecine traditionnelle. Le yatiri est le seul à pouvoir entretenir des contacts avec tous les niveaux de la cosmovision andine, comme le Alaxpacha (monde céleste), Acapacha (monde terrestre) et le Manqhapacha (monde souterrain et de l'obscurité).

(Traduction: Emilie Beaudet / Photo: Jean Claude Wicky)

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