jeudi 16 mai 2019

Passer la frontière

Enfant, pour moi, la frontière, c'était la Suisse. C'était l'éternelle question : "As-tu bien pensé à prendre ta carte d'identité ?", parce que nous allions voir de l'autre côté du massif si le ciel était plus bleu. Une fois dans la vallée du Rhône, c'était souvent le cas, le soleil ayant élu domicile dans cette vallée fertile inondée d'abricotiers, bénie des dieux. La voiture ralentissait devant la cahute des douaniers. Parfois, ils sortaient et prenaient un air sévère. D'autre fois, on n'en voyait pas l'ombre d'un seul. Nous ne nous sommes jamais fait arrêter, contrairement à d'autres véhicules qui étaient systématiquement fouillés. Plus louche, sans doute. Moins profil bas. Moins passe-partout. J'étais enfant et je ne comprenais pas ces choses-là, le sens du mot faciès et ce petit pincement au ventre que je ressentais malgré tout au passage de cette frontière. Au fil des années, les douaniers ont de moins en moins pointé le bout de leur nez et puis, un beau jour, on ne les a quasiment plus vus du tout. La frontière est restée ce passage d'une région à l'autre, la pompe à essence et pas grand-chose qui sépare culturellement, géologiquement, intrinsèquement le Valais et la Haute Savoie. A mes yeux, de frontière, il n'y avait pas. Du Val d'Aoste à Martigny, de Chamonix à Valsavarenche en passant par Sion, je passais mes étés dans une seule et unique superbe région aux multiples paysages. Les frontières, je marchais dessus. Je jouais à être, au sommet, à cheval sur deux pays.

J'ai véritablement compris le sens du mot "frontière" lors de mon premier voyage outre-mer. Jeune enseignante, éternelle étudiante, je traversai l'Atlantique par les airs pour aller mener des recherches de terrain en Bolivie, chez les mineurs d'étain. Les années suivantes, j'effectuai le même trajet pour les mêmes raisons et pour d'autres, plus personnelles. L'avion avant l'atterrissage. Des formulaires à remplir. Une adresse au Brésil ? Aucune. Un lieu précis ? J'avais, la première fois, appris l'adresse par cœur, écolière zélée. Combien de temps est-ce que je reste. Mes dates de départ et d'arrivée. Un numéro de téléphone. Des gens à contacter. La somme d'argent liquide dans mes poches. L'objet de ma visite. Vue du ciel, la terre n'a pas de frontières. Pourtant, elles existent et on nous le fait sentir. Plus ou moins courtoisement. Est-ce que je transporte des armes ? Bien sûr que non ! Pour qui me prenez-vous ? Et puis, un jour, un incident. Soudain, on commence à comprendre ce que d'autres vivent quotidiennement, en mille fois pire. 
Aéroport de Sao Paulo. Les femmes et les enfants d'abord, connaissent pas. La queue est longue, immobile, fatigante... d'autant plus avec un enfant de 17 mois sur la hanche. Dans un moment d'égarement, mon exaspération s'exprime par un soupir. Je n'aurais jamais dû respirer si fort. On me fait signe : vous, là, entrez dans la cabine. Une femme antipathique, en uniforme, s'occupe de mon cas. Elle me fouille, consciencieusement, sans ménagement. L'enfant sur la hanche, puis sur l'autre hanche. Elle palpe aussi le bébé. Un peu. Trop. Suffisamment pour que je ressorte de la cabine les larmes aux yeux. Sous les regards réprobateurs des autres passagers qui considèrent que, si l'on a fouillé cette gringa, c'est qu'elle avait forcément quelque chose à se reprocher, je regagne ma place tout au bout de la file. Honteuse. Penaude. Apeurée. Et je n'ai rien fait. Juste soupirer. Au moment de passer devant le douanier, il jette à moitié mon passeport. Je baisse les yeux.  

Se faire fouiller, c'est être coupable aux yeux des autres. Je me souviens des recommandations d'un ami sud-américain qui m'avait fermement et définitivement déconseillé de passer par les Etats-Unis pour me rendre en Bolivie. Avec les différents tampons que j'avais sur mon passeport, je risquais d'avoir le même sort que lui : on l'avait gardé enfermé pendant 5 heures, séparé de sa famille, dans une pièce sans fenêtres dans laquelle on l'avait fait se déshabiller entièrement. Juste pour l'humilier. Juste pour le plaisir. C'était à Miami. Une autre amie, qui a un certain nombre de tampons émanant d'un pays musulman, n'essaie même pas de rêver se rendre un jour aux States tant elle sait que le voyage serait compliqué. 
Aujourd'hui, en tant qu'Européen, on se la pète parce qu'on peut passer les lignes invisibles où se trouvaient les anciennes frontières comme ça, en marche arrière, à cloche pied, dix fois par heure si ça nous chante. On fréquente ces affreuses zones commerciales, parsemées de pompes à essence, de magasins de cigarettes, alcools et autres produits détaxés. On fait semblant que l'Europe est géniale, sans barrières, sans limites, que la circulation y est libre et sans entraves. Et l'on oublie que nous sommes des enfants gâtés, que cette prétendue liberté n'est pas donnée à tout le monde et que, pour d'autres, notre Europe Bisounours, c'est l'enfer. 
On peut bien cracher sur le mur qui fait la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis ; sur les autres murs de la honte qui font comme des cicatrices sur la planète. On peut faire la moue devant les clôtures électrifiées et manifester contre les barbelés, les milices armées et les polices exotiques répressives. On se pense toujours mieux que les autres et dans tous les domaines. Pourtant, on devrait se regarder dans le miroir, juste pour voir. On y verrait les murs qui, il n'y a pas si longtemps que cela, nous séparait. On y verrait la Méditerranée pleine de cadavres. On y verrait les enfants, en Grèce, dans les centres de rétention. Les étudiants en France reconduits à la frontière. Les migrants morts de froid durant leur traversée des Alpes, perdus dans la neige. Traqués. Apeurés. On y verrait des gens généreux, courageux, condamnés pour avoir aidé. On y verrait notre immense honte. 

Il y a peu, j'ai étudié avec mes élèves des documents sur les plages espagnoles. Sur certains, on y voyait le côté idyllique. Sur un autre, des migrants déshydratés et épuisés dont l'embarcation de fortune accostait enfin sur le sol andalou. Ce que je voulais faire remarquer, c'était que les plages espagnoles n'étaient pas idylliques pour tout le monde. Et puis, aussi, qu'il y avait des gens qui aidaient, et d'autres qui filmaient ou s'en foutaient. Savez-vous ce que mes élèves d'un collège rural et qui n'ont jamais vu, de leur vie, un noir en vrai, m'ont répondu quand je leur ai demandé quelle aurait été leur réaction, en tant que touristes sur cette plage ? "Je m'enfuis, c'est peut-être des terroristes". "Je les dénonce pour que la police vienne les chercher". "J'ai peur". "Bien fait pour eux. Ils n'avaient qu'à rester chez eux." Je me suis dit qu'ils regardaient trop les infos. Et que les discours bien huilés sur la peur de l'étranger fonctionnaient toujours aussi bien. Comment avoir peur de ces gens qui, enfin, à bout de forces, ont réussi à fuir la guerre pour arriver sur une terre de paix ? Comment souhaiter la mort d'humains, comme eux, d'adolescents ? Qu'a-t-on à perdre à donner asile, protection, aide, amour ? Rien. Nous avons tout à gagner et, en premier lieu, la grandeur d'âme. Celle qui nous fait tellement défaut. Les frontières, c'est bon pour les mauviettes. Et nous, on n'a pas peur, parce que notre amour ne connaît pas de barrières. 

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