jeudi 3 janvier 2019

Berlin. J2.

En ce boxing day qui est comme un dimanche, aussi calme et joyeux qu'un jour férié (en réalité, c'en est un puisque le 26 décembre est chômé en Allemagne), la journée commence par un frühstück. Il ne s'agit en aucun cas d'un classique petit-déjeuner à la française, mais d'un véritable repas convivial et réjouissant. Nous sacrifions sans mal à la tradition et nous mêlons aux familles venues profiter intelligemment (c'est-à-dire en mangeant) de cette journée non travaillée. "Chez Alex", dans notre désormais familier Sony Center, le frühstück est impressionnant : boulettes de viandes, saucisses, gnocchis et choucroute, pommes de terre gratinées, haricots verts en sauce, salades en tous genres, saumon et hareng fumés si fondants que c'est indécent, plateaux de fromages. Nous passons sur les fruits et autres croissants au beurre pour nous concentrer sur l'essentiel. A l'extérieur, il fait toujours aussi froid et les rues de Berlin ne demandent qu'à voir nos semelles les emprunter. Nous nous devons d'emmagasiner des calories. 
Mais avant de nous perdre encore dans la capitale, quelque chose nous intrigue : ce "Mall", centre commercial aux dimensions exubérantes. Nous y pénétrons et réalisons que, férié oblige, toutes les boutiques sans exception sont closes. Qu'importe, nous n'avions pas l'intention de faire du shopping dans les innombrables magasins de vêtements, de chaussures, de sacs à main et autres accessoires. Et puis, c'est une manière complètement nouvelle de découvrir l'un de ces mastodontes de la consommation. Vides de visiteurs, totalement silencieuses, les allées richement illuminées et décorées pour les fêtes de fin d'année sont un monde merveilleux pour les âmes voyageuses. L'étage des enfants finit de nous envoûter. Nos yeux scintillent devant les vitrines peuplées de douces peluches et de maisonnettes en bois et nous nous amusons follement à prendre la pose aux côtés des Playmobils à taille humaine. Nous rions comme des petits fous et personne n'est là pour nous rappeler à l'ordre. Même les chevaux de bois ont l'air de nous adresser un sourire entendu. Encore habités par cet élan infantile, nous voici entonnant, main sur le cœur, l'hymne canadien devant l'ambassade du Canada. 


Dehors, le changement est brutal. Nous passons de la chaleur rassurante de l'enchantement à la pluie qui arrose finement mais sûrement le mémorial de l'Holocauste ou Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe. Nous sommes en plein centre et les deux mille et quelques stèles anonymes, grises, brutes de béton, donne le ton. Ici, on n'oublie pas. On fait avec. On vit au présent en laissant au passé la place qui lui est due. Ici, on se souvient. Belle leçon que celle-ci : pour avancer vers le futur, renier le passé est la dernière chose à faire. Ici, à Berlin, parce qu'on sait que l'Histoire est un éternel recommencement, on croit fermement que dire, montrer, reconnaître, c'est permettre aux douleurs de s'exprimer et aux horreurs de ne plus se reproduire. Sisyphe descendu de sa montagne. Au-milieu de ces allées oppressantes, émouvantes, on prend la mesure, on ressent, on réfléchit, on se questionne. Au fond, c'est sans doute ce qu'a voulu l'architecte américain Peter Eisenmann. Frapper nos consciences oublieuses. 



Plus loi, c'est le Reichstag. On se remémore l'incendie. La sombre période. Aujourd'hui, la coupole de verre qui le surmonte sèche nos larmes. Le monument est beau et représente autre chose. L'avant et le maintenant. Sauf que derrière, une ligne au sol, c'est l'ancien emplacement du mur. Cette ligne court à travers la ville. On peut la suivre si on veut, ou l'ignorer. Si l'on passe dessus en voiture, elle nous rappelle. Même si on ne le voit plus, le mur est là, tout le temps, partout. Sous la porte de Brandebourg, on tente de se figurer la fin de la séparation, l'ouverture, l'exaltation et la joie sans bornes qui s'est débridée ici, un jour de novembre, il y a presque trente ans. Les touristes se prennent en photo. Un visiteur turc, ravi de pouvoir échanger dans la langue de Molière qu'il trouve "très belle", nous demande un cliché de lui avec la porte en arrière plan. L'amour de la liberté n'a pas de frontières. 



Unter den Linden. La longue avenue avec une promenade en son centre mène de la porte de Brandebourg à la cathédrale de Berlin. Nous sommes dans l'un des plus beaux quartiers de la ville, avec ses églises, ses universités, ses théâtres aux allures néo-classiques. Nous sommes avant l'obscurantisme des dictatures, à une époque où on pensait que l'architecture servait autant à démontrer la richesse intellectuelle d'un pays que la puissance de ses princes. La mégalomanie de ces derniers n'est certes pas l'illustration d'une société égalitaire. Pourtant, nous ne pouvons leur jeter la pierre. Car qui bâtit de si beaux temples à la culture et au savoir mérite une certaine considération. En ce moment, une ligne de métro est en cours de prolongement. Le progrès ne s'arrête jamais et la course en avant de Berlin vers la modernité est effrénée. 


Nous avons déjà beaucoup marché. La pluie fine du matin a laissé place à de vraies gouttes et nos pieds ont pris l'eau. L'humidité s'est immiscée dans nos os malgré les vêtements chauds. Nous avons froid et besoin de nous asseoir. En face de nous, irréelle dans le brouillard qui assomme la ville entière, la cathédrale de Berlin semble un refuge adéquat. L'entrée est payante. Quitte à se reposer ici, autant profiter de la visite de ce monument construit en plusieurs étapes et que chaque architecte succédant à l'autre a voulu plus démesuré. Au fond, Dieu n'a rien à voir là-dedans et, si l'on prétend célébrer sa grandeur, c'est en fait la puissance du monarque, du prince que l'on exprime dans ces monuments. Entrer dans la postérité, c'est l'objectif. Ne crachons pas dans la soupe et n'analysons plus. Les dorures, l'orgue qui figure au classement des plus grands d'Europe, l'orchestre baroque qui répète sous la formidable coupole, tout concorde pour mener à la contemplation. Que l'on soit croyant ou non, la beauté est indéniable. Le spectacle va commencer, nous devons quitter notre place et choisissons de grimper tout en haut du dôme. Les escaliers sont interminables, c'est une épreuve physique pour parvenir au sommet du monument. Depuis cette sorte de galerie extérieure que nous parcourons le nez au vent, le mauvais temps est manifeste... et l'immensité de la ville également. Avant de rentrer sagement à l'intérieur, on se dit qu'il doit y avoir un certain charme à se trouver là un jour de grand soleil. Nous finissons dans la crypte aux dizaines de sarcophages, mais c'est un Apfelstrudel, explosion d'épices, et un thé brûlant qui nous ramènent pleinement à la vie. 




Cette journée interminable nous entraîne ce soir dans l'énorme Mercedes Benz Arena, à l'est de la capitale, pour assister à un match de hockey. Comme à chaque fois, rien ne vaut un événement sportif pour sortir des sentiers balisés et se mêler aux autochtones. En Allemagne, le hockey sur glace est une institution et les Eisbären de Berlin une équipe phare du championnat. Autrefois membre leader de la ligue est allemande, les Ours Blancs, autrefois Dynamo, ne mettent qu'une saison à retrouver leur place de choix dans l'Allemagne réunifiée. Douze mille spectateurs en feu trépignent d'impatience au moment de l'entrée des équipes sur la glace. Spectacle pyrotechnique, chansons reprises par la foule en délire, speaker qui vocifère les noms des joueurs, mascottes tournoyant comme des patineurs autour de la piste, une ambiance délirante nous enveloppe et on se prend au jeu. Il faut bien une currywurst et quelques frites pour qu'on se remette de toutes ces émotions. L'arbitre siffle, le match commence. On est au-milieu de tout cela, de ces gens réunis pour encourager leur équipe. On n'a plus mal nulle part. On est bien. 


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