mardi 2 octobre 2018

Ni vivants ni morts

Federico Mastrogiovanni, Ni vivants ni morts, 2017.
Il ne faut définitivement pas prendre pour argent comptant tout ce qu'on lit dans les médias. Voilà l'une des leçons que l'on pourrait tirer de la lecture du livre de Mastrogiovanni. Certains sujets, plus épineux que d'autres - quoique tous les sujets mériteraient des lectures approfondies avant d'être traités, - exigent une rigueur dans la connaissance. Je vous dis ça, parce que j'avais tenté d'aborder le thème de la mort au Mexique avec mes élèves, qu'après avoir évoqué la mort en tant que fête, folklore bien connu dans le monde entier et dont nous avons trop souvent une vision digne de "La vengeance du serpent à plumes" - n'en déplaise à certains professeurs qui font du survol culturel et bénissent le cliché - après un texte d'Octavio Paz (ayons de l'ambition pour nos élèves), je leur avais présenté un document sur la disparition des 43 étudiants d'Ayotzinapa, survenue le 26 septembre 2014. Ce n'est pas que j'étais à côté de la plaque et les élèves eux-mêmes avaient bien saisi la complexité de l'affaire et les effrayantes zones d'ombres qui planaient là-dessus. Mais, je n'avais pas perçu la réelle profondeur, les vraies racines de cette disparition qui a permis d'en révéler plein d'autres. La lecture d'articles de presse n'avait pas suffit. Aujourd'hui, au terme de la lecture de l'enquête réalisée sur plusieurs années par le journaliste italien Federico Mastrogiovanni, j'en sais bien davantage. Et j'en suis renforcée dans ma conviction : ne jamais se taire, continuer à en parler, jusqu'à la vérité. 

D'ailleurs, le cas des 43 n'arrive qu'à la fin du livre, pour la simple et bonne raison que le journaliste a commencé son enquête bien avant ce fait. Il vit au Mexique depuis un certain temps, il sait parfaitement ce qui s'y passe : la violence omniprésente et un nombre incalculable d'assassinats. On peut même parler de génocide. La première chose qui nous vient en tête, c'est le crime organisé, la drogue, les cartels. Sauf que pas du tout. Ou pas exactement. Page après page, on apprend que les cartels ne sont en fait que des exécutants, qu'ils contrôlent des territoires et terrorisent des villages entiers au nom de quelqu'un d'autre. Et vous savez de qui ? De l'État. L'état mexicain dans toute sa splendeur qui, non seulement s'arrange très bien de cette violence, mais la veut, la commandite, la conçoit en un véritable plan d'extermination de sa propre population. Ce n'est pas un hasard si l'auteur va jusqu'à comparer cette violence d'état à celle des nazis. Les faits, les événements, les liens, les procédés, tout concorde à rapprocher ces deux régimes. Alors, pourquoi cette obstination à éliminer ? Les causes sont multiples mais se rejoignent en une seule : faire taire la population, la museler en la terrorisant, semer la peur, paralyser les consciences afin d'avoir les mains libres. Dans quel but ? Si on vous dit que les états où les assassinats et les disparitions sont les plus nombreux correspondent à ceux qui cachent d'énormes ressources minières, vous commencez à y voir plus clair ? Alliés des États-Unis, disciples obéissants des compagnies étrangères, fervents fanatiques de l'ultra libéralisme, les gouvernements qui se sont succédés à la tête du Mexique ont opté pour le génocide comme meilleur moyen pour, d'une part, libérer les terres convoitées des habitants gênants et, d'autre part, pour faire taire toute forme de contestation. Le nouveau président récemment élu a promis de remédier à la situation. Monsieur Lopez Obrador, qui fait enfin virer le pays à gauche, aura fort à faire. Parce qu'il y a des familles qui attendent, des populations décimées, des enquêtes falsifiées - dans le cas des 43 étudiants, c'est de la manipulation de preuves de haut vol -, des absents dont on ne peut pas faire le deuil et des cancers en masse à cause des exploitations minières polluantes. 
Ce qui est frappant, c'est que Mastrogiovanni ne se contente pas d'enquêter sur les disparus. Il les fait parler, leur redonne une voix, remonte à la source du combat de chacun d'entre eux. Rester libre, vouloir traverser les frontières de l'Amérique Centrale vers les États-Unis, être au mauvais endroit au mauvais moment mais vouloir juste être quelqu'un de bien, promouvoir l'art et la liberté d'expression, éduquer la population pauvre et analphabète, autant de motifs pour finir avec une balle dans la tête, dissout dans l'acide, jeté sur le bord d'une route ou dans une fosse commune. Mastrogiovanni dresse ainsi un panorama complet de la situation, sans oublier de prendre en compte la parole de ceux qui restent, les mères qui attendent, les familles stigmatisées, les pères qui n'abandonnent jamais. Nous aussi, nous devrions nous joindre à eux dans ce combat. 

Les 43 étudiants de l'École rurale d'Ayotzinapa ont été enlevés - sont-ils morts ? Le gouvernement s'évertue encore à empêcher les enquêtes et à falsifier les preuves... - parce qu'ils éduquaient la population rurale. Leur école, fondée en 1926, a pour objectif d'instruire les paysans, de leur apprendre à se défendre face à une société néo-libérale qui les écrase. Cultiver la terre et cultiver les esprits. Semer les graines d'une autre vision du monde. Enseigner pour libérer la parole. Nous aussi, nous devrions nous unir à cette cause et empêcher que ce genre de choses existent, qu'un État tout puissant et répressif annihile les consciences et dispose des territoires comme bon lui semble. Federico Mastrogiovanni ne signe pas seulement une enquête. Il nous interroge sur nos propres comportements, réveille nos esprits engourdis, enrichit nos perceptions et livre un témoignage bouleversant et sensible, une poétique de l'horreur qui s'immisce dans nos têtes pour ne plus nous laisser en paix. Et ne pas être en paix, c'est l'assurance de ne jamais abdiquer, d'être toujours en éveil.

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