dimanche 18 janvier 2015

La traversée des Alpes

Antoine de Baecque, La Traversée des Alpes. Essai d'histoire marchée, 2014.
Je viens de finir la Bible du GR5. Vingt-six jours de marche du Lac Léman à la Méditerranée sur les traces des pionniers qui ont tracé les premiers chemins de randonnée à travers les Alpes, à la recherche des ancêtres contrebandiers, militaires, commerçants, bergers, pèlerins qui ont parcouru depuis des siècles les mêmes sentiers, passé les mêmes cols et traversé les mêmes plateaux. Le livre alterne les parties concernant le récit de la marche pure et les pages plus instructives concernant la naissance du GR5, le balisage des chemins, les pères fondateurs de la randonnée et leur travail d'aménagement et de valorisation du patrimoine naturel. J'ai appris une foule de chose que j'ignorais, de l'anecdotique à l'essentiel. Il faut vraiment être passionné pour absorber toutes les informations pointues et techniques qui sont distillées dans ces chapitres. J'ai apprécié le travail d'investigation et la rigueur dans la retranscription. 
Et puis il y a ces passages descriptifs qui, le long de la route, m'ont ramenée à des endroits bien connus, m'ont replongée dans un environnement familier. Je peux par exemple citer cet extrait sur le Beaufortin :
"Le Col du Bonhomme atteint, c'est vers les montagnes du Beaufortin que se portent les regards. Frison-Roche, qui aimait ce massif en retrait, y voyait la dernière montagne "où l'homme de l'ère atomique pourra se retrouver lui-même au sein de la nature" : "l'homme accordé au paysage ! Voilà qui est rare et qui contribue à faire du séjour dans la montagne de Beaufort un retour aux sources pures de l'homme, aux joies saines dans un climat salubre, revivifiant". Il existe ici des airs de petite Suisse savoyarde, avec ces chalets piquetés sur la pelouse alpine entretenue par les troupeaux de vaches tarines à la robe veloutée de roux. Entre Aravis et Vanoise, entre Roselend et Tarentaise, c'est un massif tout en verdure, une sorte d'Eden alpestre surgi soudain des premiers temps. Il existe certes quelques dents de roc, telle la Pierra Menta, mais rien de gigantesque : des alpages et des forêts, des roches cristallines et sédimentaires en alternance, soit des reliefs vigoureux délités en schistes ou en prairies d'altitude, plus des lacs façonnés par l'homme, le Roselend et son immense barrage, les lacs d'Amour, de la Porteta et de Presset. Et les timbres clairs, mais mesurés, des cloches et des sonnailles que portent les multiples bêtes à cornes éparpillées sur les vallonnements de verdure."


Que dire de plus, sinon que ce livre est une ode à la montagne, à ses beautés, à sa sauvagerie. Un manifeste sur la nécessité de la conserver telle qu'elle est, sans la défigurer, quitte à la réserver à une élite. Certaines phrases pourraient choquer quelques randonneurs du dimanche, ceux qui voudraient que la montagne soit accessible à tous et à tout moment, domptée, dressée, dominée et dévouée. Antoine de Baecque dit souvent tout haut des choses qu'on pense tout bas. Non, la montagne n'est pas une cour de récréation pour Parisiens en manque d'oxygène. C'est le sanctuaire des loups, c'est le domaine des animaux sauvages et des bergers, la solitude des cimes au coeur de laquelle le marcheur se confronte à l'ennui, à la souffrance et à la rudesse, portes d'accès à la beauté du paradis alpin. 
"Mon corps s'est tissé à la montagne, en marchant. Elle m'a nourri, m'a endurci, j'ai sué sur elle : elle m'a donné son énergie, m'a rempli d'elle et je le lui ai rendu en humeurs et en graisse. Je n'ai pas vécu la montagne comme un cadre aux beaux paysages, mais tel un immense corps vivant où je me suis vidé. Marcher, c'est tenter de recueillir cette force intense, cette wilderness, la sauvagerie, tout en se purgeant. La marche relève de cette ascèse, au sens grec d'exercice, un programme d'exercices qu'on s'impose parce qu'ils participent à la construction de soi en vous intégrant dans la sauvagerie de la nature."

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