jeudi 25 septembre 2014

La conquête du Mont Maudit

Henry Alfray, La conquête du Mont Maudit, 2013.
Depuis la Controverse de Valladolid, je n'avais pas suivi de procès plus passionnant. Les débats se passent deux cents ans plus tôt, vers 1361, mais déjà l'obscurantisme religieux transpire par les pores de la société entière. Une assemblée de moines, de prêtres, de chanoines, de légats pontificaux, le gratin catholique, est réuni à l'abbaye d'Aulps, dans le nord de la Savoie, pour statuer sur le cas des participants à une expédition en avance sur son temps. 
Trop en avance, en fait, puisqu'il s'agit de l'ascension du Mont Maudit, au-dessus de Chamonix. Or, au Moyen Age, les montagnes et celle-ci en particulier sont considérées comme le domaine du diable. Dans d'autres civilisations plus ouvertes sur les puissances de la nature, je me réfère aux croyances animistes qui ont par exemple toujours existé dans les Andes, les cimes sont sacrées, divines et possèdent des pouvoirs protecteurs envers les communautés qui habitent à leurs pieds et les vénèrent comme des ancêtres. Mais au Moyen Age, dans l'Europe gangrenée par un christianisme intégriste et sectaire, les montagnes sont la demeure du diable et il est formellement interdit d'en tenter l'ascension. Par ailleurs, on comprend bien tous les enjeux politiques de ce procès : si le comte de Savoie est mis en accusation ainsi que tous les participants à son projet fou, c'est également à cause des rivalités qui existent entre le royaume de Savoie et les comtes de Genève, ainsi qu'en raison de l'expansionnisme du Comte Vert Amédée VI, désireux de repousser sans cesse les frontières de son territoire. Tous les moyens sont bons pour faire reconnaître aux témoins l'évidence de leur commerce avec le diable : torture, pressions psychologiques, jusqu'à leur faire avouer qu'il n'ont jamais atteint le sommet, qu'aucune messe n'a été célébrée et qu'aucune croix n'a été plantée. 
Les témoignages concordent pourtant pour laisser entendre qu'au milieu du XIVème siècle, le Mont Blanc ou son voisin le Mont Maudit auraient été vaincus. Jusqu'au bout, le roman (car il s'agit bien là d'une fiction, écrite à partir d'une légende, mais rendue tellement réaliste par le talent d'Henry Alfray) nous tient en haleine quant au verdict qui sera rendu. On imagine le calvaire des hommes sur les pierres, dans la neige et le froid, chacun portant une motivation propre qui l'a poussé à faire partie de l'expédition financée par le Comte de Savoie. On les suit depuis leur recrutement, leur montée au Brévent qui vise à évaluer la hauteur du mont à escalader, leur entraînement, leur départ pour Chamonix et la montée qui sera fatale à bon nombre d'entre eux.
A la fin, pourtant, un incroyable revirement réduit à néant les espoirs de salut de ces hommes qui, à leurs dépens, illustrent bien l'état d'esprit d'une époque : le moment des grandes ascensions n'est pas encore venu, c'est même presque de la science fiction. Pourtant, il reste possible qu'en 1361 des pas savoyards aient foulé le sommet du Mont Maudit. La légende perdure...
(de gauche à droite, le Mont Blanc du Tacul, le Mont Maudit et le Mont Blanc)

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