jeudi 28 août 2014

Yanakuna

Jesus Lara, Yanakuna, 1952.
Yanakuna est une fresque sociale et inévitablement raciale en quatre tableaux :
- une première partie dans laquelle la protagoniste, Wara, est encore une fillette qui court librement dans la puna, derrière son troupeau ;
- dans la deuxième partie, elle vit dans un village où elle connaît la servitude, devient esclave de ses maîtres et soumise à la religion. Les abus et la violence sont monnaie courante, et souvent commis par des descendants d'indigènes qui se sont "acholado", qui ont renié leurs coutumes et adhéré aux coutumes des blancs ;
- ensuite, Wara quitte l'enfer du village pour se fondre dans la multitude de la ville. Elle est servante chez les blancs, cuisinière, miséreuse avec le pauvre salaire qu'elle gagne. En ville, elle est anonyme, passe inaperçue, tout comme les scènes de violence, de maltraitance qui y sont quotidienne. L'horreur de l'existence arrive à son paroxysme ;
- finalement, Wara retrouve la puna, mais pour devenir esclave d'une hacienda et être à la merci de la cruauté du maître. 
Personne n'échappe à la fatalité de ce cercle vicieux, dont il est impossible de se sortir, contre lequel il est impossible de se rebeller. Amour, la famille, les enfants sont des joies bien fragiles dans cette vie marquée au fer rouge par le malheur. Jesus Lara écrit ici un roman engagé, à l'époque où la société elle-même repose sur le racisme. Il ose donner la parole aux indigènes, notamment par l'utilisation écrite du quechua et du vocabulaire quotidien. Grâce à l'auteur, le bas peuple fait son entrée dans la littérature. Par la grande porte, puisque Lara n'hésite pas à mêler la langue des soumis à celle des dominants, en faisant aussi des références à la littérature mondiale. C'est ainsi que la voix de Wara trouve un écho dans les mots de Cervantes. 
La question de la religion reste prédominante chez l'auteur cochabambino : le renouveau des croyances ancestrales (comme nous le voyions dans un article précédent) est relativement récent. A l'époque de la narration, les indigènes sont encore écrasés par le dogme catholique, croyants par terreur plus que par conviction. On y voit les traces de l'évangélisation forcée et l'utilisation par les missionnaires de la langue quechua pour convertir leurs ouailles, par exemple à travers l'écriture de chants religieux dans la langue locale. Que certains Boliviens aux traits fortement autochtones s'agenouillent encore devant le Christ me laisse perplexe, mais c'est une autre histoire...
L'oeuvre de Jesus Lara est de la même trempe que celle de José Maria Arguedas. Elles vous laissent un goût d'indignation dans la bouche, l'impression d'avoir fait un grand voyage et une admiration sans bornes pour la générosité dont ces deux artistes font preuve en nous offrant tout leur talent littéraire, pour la tendresse qu'ils mettent dans leur travail, la tendresse qu'ils ont pour le monde indigène.

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