lundi 3 février 2014

Le syndrome de l'éternel voyageur

Merci Fanny pour cette sublime vidéo qui dit tellement de choses, parle à beaucoup d'entre nous et explique aux autres...
J'ai fait la traduction du texte pour que tout le monde puisse en profiter.
(extrait du tour du monde de Lucia y Ruben).



Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. Je pars de nouveau. Cela fait des mois que j'attends de faire un autre long voyage. 
Toutes les odeurs, les couleurs et les saveurs qui étaient encore frais dans ma tête, commençaient à n'être plus que des souvenirs diffus, qui se confondaient en une pluie de lieux vers lesquels je voulais revenir encore et encore. J'ai besoin de perdre la notion du temps, que chaque jour de la semaine porte le même nom, ne pas savoir de quel mois il s'agit. C'est incroyable, mais ça arrive. J'ai besoin de dimanches qui ne soient pas tristes, et de mercredis qui ne soient pas "le jour du spectateur"[1]. Je veux que la seule chose qui importe soit de me demander quoi faire à chaque instant, où dormir chaque jour, combien puis-je économiser pour manger, comment arriver jusqu’à la prochaine ville, qu’est-ce qui m’attend à ma descente du prochain bus, du bateau suivant, du train suivant. Je n’aime pas voler, mais je sais que c’est le prix à payer pour qu’à partir d’aujourd’hui, chaque jour ne soit pas un jour quelconque.
Le meilleur, quand je suis loin de tout ce que je connais, c’est de savoir qu’à chacun de mes pas m’attend quelque chose de nouveau. Le fait que le chemin ne soit pas un chemin appris, sur lequel je connais chaque feu, chaque boutique, chaque coin de rue, attire mon attention sur tout ce qui m’entoure, me rend attentive pour ne pas en perdre une miette. C’est alors que j’ai la sensation de vivre un moment unique, que tout le reste n’a pas d’importance. Je reconnais que je suis accro à ce mode de vie. Je suis là, dans ce lieu étranger à mon monde, maintenant, et il se peut que je n’y revienne jamais. Je dois savourer chaque moment, l’enregistrer dans mon disque dur pour récupérer, dans plusieurs années, une seconde de tout ça ; une seconde qui aurait survécu au passage du temps et qui me renvoie ici l’espace d’un instant. Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé il y a trois semaines lors d’un jour quelconque de bureau, mais je veux me souvenir que j’ai été ici.
Il m’arrive toujours la même chose : il m’est difficile de m’adapter au changement. Malgré le grand nombre d’endroits où je suis allée, je paie toujours au début une sorte de péage. Il s’agit d’une petite décompression, ou plutôt, une petite compréhension. Des coutumes étrangères qui me prennent au dépourvu et auxquelles, au bout de peu de temps, je m’habitue et que je fais miennes. La capacité d’adaptation de l’être humain ne cessera jamais de m’étonner. Je reconnais que je n’aime pas rencontrer d’Espagnols de par le monde. Quand ça arrive, j’essaie de ne pas parler et de passer inaperçue. D’une part, je me sens mal de le faire, mais la vérité est que je ne supporte pas les exaltations nationalistes à des kilomètres de distance. De plus, cette situation fait que tout est moins authentique, moins spécial. Et, soyons sincère : quand on se trouve à des milliers de kilomètres de chez soi, le sac sur le dos, à la recherche de nouvelles expériences, d’une aventure, je n’ai pas envie de parler de jambon et de tortilla avec des étrangers. Du moins, pas dans ma langue. Je ne sais pas. On a l’impression que, parce que nous sommes Espagnols, nous sommes obligés d’entamer une conversation qui nous ramène irrémédiablement à l’endroit d’où nous venons. C’est quelque chose que je n’ai jamais compris. Si on se rencontrait dans le métro de Madrid, on ne parlerait de rien ! Pourquoi ici oui ?
La curiosité est bien curieuse. Je sens que les gens me regardent et se surprennent parce que je m’arrête pour regarder des choses auxquelles ils ne font pas attention. Pour eux, tout cela est normal. C’est leur quotidien. Pas pour moi. Pour moi, un chien dans une cage avec un bol de riz, ce n’est pas normal. Il mérite quelques minutes de mon temps et quelques photos. C’est pourquoi je m’arrête pour regarder des choses qui, ici, sont normales, et je me sens observée, ce qui m’amuse aussi beaucoup. Il m’est sûrement déjà arrivé, à Madrid, d’observer quelqu’un parce qu’il était en train de prendre en photo un vendeur de churros.
La curiosité est bien curieuse ! surtout quand elle essaie de ne pas en être.
« Où que tu sois, fais ce que tu vois »[1]. Probablement l’un des proverbes qui provoquent chez moi le plus d’amour et de haine à parts égales.  Je la déteste parce qu’elle est laide, et parce que tout le monde a la bouche pleine en la prononçant, comme s’ils se laissaient porter par elle. Il s’agit d’une sorte de violation grammaticale socialement acceptée. Et elle me plaît, parce que c’est une vérité en elle-même, probablement le meilleur conseil au voyageur. Un conseil qui n’a pas toujours bon goût, qui sent parfois mauvais et n’est pas toujours confortable, mais qui fait que, normalement, on s’intègre beaucoup plus et qu’on comprend le pourquoi des choses. Une soupe quand il fait 40 degrés à la place du pain grillé ? Ce doit être pour quelque chose.
La nuit. Je suis accro à la nuit, où que je sois.  D’un côté, elle est semblable partout et elle permet à un endroit de se rapprocher d’un autre. D’un autre côté, elle est comme une machine du temps ou, plutôt, une machine de l’espace. Un peu dangereuse, bien sûr. Elle me prend et elle m’entraîne sans prévenir, vers des lieux où je voudrais être. Liberté et chaîne sous la lumière des néons.
Quand je voyage, j’essaie de ne pas retourner aux mêmes endroits. Il me reste beaucoup de choses à voir et le temps va me manquer pour aller dans tous les endroits où je veux aller. Et l’argent, bien sûr. Mais d’un autre côté, il y a des lieux qui m’ont si profondément touchée que je les ai toujours en mémoire. Cette sensation dépend beaucoup de ce qui s’est passé la première fois que je m’y suis rendue : comment ont été les gens avec moi, les expériences que j’ai vécues. J’aime penser que je pourrai toujours revenir et que tout sera comme alors. Mais cela n’arrive jamais ! Chaque voyage est différent. Je finis par idéaliser les lieux après y avoir été. On change. Les gens changent, les expériences changent. Les endroits que j’emmagasine dans ma tête sont des projections de ces expériences.  Ce sont tous de bons souvenirs, même si ce n’en était pas forcément à ce moment-là.
Bien que je sois plus attachée à Madrid, parce que ma famille et mes amis sont là-bas, mon foyer se trouve là où je suis à chaque instant. Il se peut que le besoin de vouloir aller dans des endroits différents fait que, pour moi, il n’y a pas d’endroit précis que je puisse appeler « maison », ces quatre murs entre lesquels on accumule des choses qui nous attachent  à une ville. C’est parce que je n’ai pas besoin de vivre longtemps à un endroit pour sentir que j’en fais partie. Ou peut-être que je n’aime pas faire partie de quelque chose pendant trop longtemps, je n’en sais rien.
Je vis dans un état de contradiction constante.  Quand je suis à Madrid, je fais tout mon possible pour déconnecter de tout ce qui m’entoure, du travail, des gens, de ce qui se passe. Et quand je suis loin, j’aime être connectée, savoir ce qui se passe là-bas et raconter ce que je fais ici. C’est curieux, mais je parle plus avec mes amis en étant à 10 000 kilomètres de distance, qu’à deux pâtés de maison.
Aujourd’hui, je me suis levée avec un seul objectif : voir le coucher de soleil. J’ai passé la journée à me demander où je pourrais voir le plus beau. J’en avais tellement envie que je suis arrivée deux heures plus tôt. Mais je suis là, à attendre sans désespérer. Je me laisse aller, sans hâte. Parce qu’aujourd’hui, je n’ai vraiment rien de mieux à faire. Et, en plus, je pense le refaire demain.
Aller de ville en ville, de village en village, me déplacer d’un endroit à un autre comme les gens d’ici et avec n’importe quel moyen de transport, fait que je me sente moins « de passage ». Quand j’étais petite, je détestais les trajets en bus de plus de cinquante kilomètres de distance.  Maintenant, je fais des voyages de quatorze heures comme si de rien n’était, dans des bus sans toilettes, qui s’arrêtent dans un sale bar au bord de la route et qui ne s’arrêtent plus pendant les cinq heures qui suivent ; avec des sièges qui n’arrêtent pas de bouger ou qui ne s’inclinent pas suffisamment.  Je sais que ça a l’air d’un mauvais plan, mais j’aime ça. J’aime vivre ça de l’intérieur. Quand on sort un peu des habitudes, des routes et des chemins balisés, quand on se perd, c’est là qu’il nous arrive des choses et qu’on connaît vraiment un pays.  Il est beaucoup plus confortable d’aller d’une ville à une autre en avion : on  ne se perd pas. Mais on perd tout ce qui se passe autour. 
C’est incroyable de voir comment, selon l’endroit où on est né, on est marqué par notre façon de voir la vie.  Même si généraliser est quelque chose d’odieux et que les comparaisons sont injustes mais inévitables, selon le pays où on se trouve, on voit les gens plus ou moins gris, plus ou moins communicatifs, plus ou moins ouverts.  A leur manière, ils parviennent à ce point de bonheur dont ils ont besoin. Ils y arrivent avec ce qu’ils ont peu ou beaucoup, avec leurs connaissances plus ou moins grandes. Je crois que la clé réside dans le fait de savoir, selon mon point de vue, s’ils sont plus agréables, plus heureux ou plus attentionnés que moi.  Voilà le repère : ce que qu’on connaît.  C’est pourquoi plus je voyage, plus je peux comparer d’autres façons de voir les choses, et plus je suis objective sur la manière avec laquelle je dois comprendre la vie.
J’aime Madrid. C’est une ville qui me manque tellement, comme tout cela me manque quand je suis là-bas.  Je suis enfermée dans un état permanent d’insatisfaction qui, d’un autre côté, me libère constamment.  Pour beaucoup de gens, je suis folle.  Je suis instable, irresponsable et imprudente.  Ils ne peuvent pas vivre cette vie, ils ne la comprennent pas ou ne l’aiment pas.  Pour d’autres, je suis comme une aventurière, parce qu’ils ont eux aussi ressenti une fois la nécessité de rompre avec leur vie pour vivre d’autres choses.  Pour moi, rester tranquille à un endroit et regarder le temps passer, c’est renoncer à tout ce que je ne connais pas.  Viendra le temps de se poser. Ou pas. Oui, je veux fonder une famille.  C’est ce que je crois. Mais je ne sais ni où, ni quand. Ce que je sais, c’est que je continuerais à voyager, mais avec eux.  Je leur montrerais les endroits dans lesquels j’ai toujours eu envie de revenir et  nous en découvririons d’autres ensembles. J’ai rencontré des couples qui faisaient le tour du monde avec leurs enfants. Deux grands sacs à dos, deux petits et beaucoup d’enthousiasme.  C’est comme ça que je me vois dans vingt ans.
Rêver éveillée est une charge difficile à porter.  Je crois que, d’une certaine façon, je suis prisonnière de mon envie constante de liberté et je ne sais pas si c’est bon ou mauvais.  Je connais des gens qui sont heureux de travailler à un même poste pendant dix ans, avec leur emprunt, leurs vacances à Minorque durant l’été ou à l’arrière-saison.  Ils  n’ont besoin de rien d’autre.  D’une certaine manière, je ressens un peu d’envie. Ils sont heureux avec ce qu’ils ont et j’en ai de plus en plus la certitude.  Je ne le suis pas tant. Je pense parfois que je ne peux pas être heureuse à un seul endroit. Je le serais dans cette ville qui n’existe pas, dans cette ville construite dans mon imaginaire avec des milliers de morceaux des différents endroits où je suis allée, de ceux qui me restent à découvrir.  Je le sais. Je ne me l’explique pas.


[1] « Donde fueres,haz lo que vieres ». 

[1] Le mercredi, en Espagne, les entrées de cinéma sont moins chères. 

3 commentaires:

Fanny Dumond a dit…

génial la traduction Emi ! quel beau texte

Emi a dit…

Merci ! C'est sûr que le texte me parle énormément !

Arno Brak a dit…

Très beau texte ! je m'y suis bien reconnu.. cette envie insatiable de repartir m'oppresse également constamment. Je ne peux me satisfaire d'une vie rangée dans mon pays d'origine. L'appel de la liberté, du renouveau, des découvertes, des rencontres, des émotions ressenties, font partie intégrante de ce que j'appelle vivre intensément sa vie.

Je finirais par citer une phrase de je ne sais quel auteur : " J'étais dans une forêt. Il y avait deux chemins. J'ai pris celui qui n'était pas encore emprunté et là ma vie a commencé.."