Il y a l’autoroute familiale et il y a le minéral. Il y a la
joie de partager son chemin et il y a l’ivresse de la solitude, le bonheur que
le rugissement du torrent couvre les voix et empêche les conversations. Le
rocher qui blesse et qui râpe, mais qui dans le même temps rend le cheminement
plus difficile, donc plus élitiste. Quelque chose d’égoïste qui nous fait dire
que plus c’est dur, moins on trouvera d’importuns. Encore une fois, une pulsion
émotive, le désir de possession, la passion insatiable qui se fait rage de se
remplir de montagne, de se transformer en elle, de ne plus jamais s’extraire de
son sein. Pourquoi pas, même, d’en devenir prisonnier. Parfois, à certains
moments, dans certains endroits, on se met à partager la vision de l’ermite,
coupé du monde pour mieux s’enraciner dans un coin de celui-ci, se transformer
en arbre ou en rocher, rester à vie les yeux rivés sur un paysage dont on sait
qu’on ne se lassera jamais.
Alors, cela, les marcheurs qui s’arrêtent à la buvette ne
peuvent évidemment pas le ressentir. Ne dévalorisons cependant pas le
chemin ! Il part du Col de la Forclaz, juste après la frontière suisse, à
quelques kilomètres seulement de Chamonix. Le sentier s’enfonce de suite en
sous-bois. Jusqu’à la buvette, une heure plus loin, nous marchons en sens
inverse d’un cours d’eau domestiqué, dévié de l’énorme torrent que nous verrons
plus haut. L’aménagement est ingénieux, astucieux : l’eau passe dans des
tunnels creusés dans la terre, sur des canaux construits dans le bois. Le
chemin est plat, parfois étroit, parfois renforcé de pierres. D’un coup,
l’esprit, qui n’est pas perturbé par la douleur de l’effort, s’évade sans
peine. Nous voilà dans une vignette de Tintin et le Temple du Soleil, cheminant
derrière les jurons d’Haddock.
A la buvette, de trois choses l’une. Le demi-tour serait une
hérésie. S’il est dû à des contraintes de mobilité, admettons. Le sentier qui
part à droite et suit le torrent est tentant puisqu’il démarre en enjambant un
pont. De quoi se rêver encore en aventurier.
Mais, têtu comme une mule, on se doit de poursuivre dans les
rochers. Il reste encore une grosse heure de montée, avec en point de mire le
magnifique glacier du Trient. Le chemin est indécis, très flou. Tels des fous
portant une idée fixe et connue seulement d’eux-mêmes, nous nous évertuons à chercher une voie qui semble parfois ne pas
exister. Les glaces bleutées nous absorbent et nous aspirent. Plus nous nous
approchons, plus le torrent devient gros et tentant, plus le froid se fait vif.
Il y a au pied du glacier un espace suspendu entre la vie et la mort. Un lieu
entre deux où la folie pourrait nous prendre, où nous pourrions nous laisser
envahir par la glace, la laisser nous geler, puisque notre esprit est déjà
emporté. Le même attrait qui fait dire à certains qu’ils sont attirés par le
vide. Mais il nous faut redescendre.
Peut-être la compagnie de nos semblables nous est-elle encore nécessaire ?
Peut-être ne sommes-nous pas encore prêts à être ermites, à nous exiler en
nous-mêmes ?...
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