samedi 14 juillet 2012

Esclaves

Dominique Torres, Esclaves, 1996.
On ne nous dit pas tout, en aurait conclu une célèbre humoriste. Déjà, quand je parlais de l'esclavage avec mes élèves et qu'ils affirmaient: "mais l'esclavage, ça n'existe plus madame!", je leur répondais "mais si, qu'est-ce que vous croyez". Et puis j'en avais quelques vagues exemples, quelques souvenirs d'articles ou de reportages, mais rien de plus précis. C'est vrai, comme tout le monde, quand j'ai vu le livre à la bibliothèque, je me suis dit ou la la, encore une enquête qui doit faire mal aux yeux, encore des chiffres ou des histoires qu'on n'a pas envie d'entendre parce qu'elles font mal aux tripes. Mais comme le naturel don quichottesque revient au galop (ma chère maman m'avait même interdit, à l'adolescence, de regarder tous les reportages sur la misère du monde, parce que, disait-elle, de derrière ma télé ça me stressait beaucoup mais ça ne faisait pas avancer le problème... je crois qu'en plus je m'en prenais tellement ensuite à la terre entière parce que comment-ça-se-fait-toute-cette-misère-et-personne-ne-dit-rien, que ça devenait usant!). J'ai donc lu ce livre de Dominique Torres pour m'informer. Alors, certes, il est un peu ancien, mais, malheureusement, je ne pense pas que la question soit résolue quelques 15 ans plus tard. Oui, l'esclavage existe encore, oui, c'est très dur à lire, mais oui, c'est la réalité et il faut la connaître et l'affronter pour ensuite la diffuser et peut-être faire un petit peu la sortir du silence. Evidemment, le sujet est tabou. En tapant le nom de l'auteur sur internet, je viens de tomber sur un forum de discussions où les conversations, datant de 2007, c'est-à-dire dix ans après la publication de ce livre, dénoncent encore la vision caricaturale de Dominique Torres (on parle ici de son reportage sur le Liban). Visiblement, c'est le mot "esclave" qui dérange. Mais comment employer un autre terme lorsqu'on parle d'employés de maisons très riches, que ce soit en Mauritanie, au Koweit ou même en France ou en Suisse, dont le passeport est confisqué dès leur arrivée sur le territoire en question, qui sont donc privés de tout droit et de plus enfermés, exploités, privés de salaire et de nourriture, maltraîtés souvent, violés, parfois ? Quel autre mot pourrait alors définir cette réalité ? Les réponses sont bien huilées dès que l'on touche au tabou: accusations violentes de racisme (c'est le cas sur ces forums; mais quand cesserons-nous donc de crier au racisme chaque fois que notre susceptibilité nationale sera touchée ? quand mûrirons-nous et reconnaîtrons-nous donc nos propres sauvageries ?), ou d'ingérence dans les affaires d'un pays étranger (sur le sujet les Français sont champions en la matière, puisque nos diplomates usent et abusent de cette formule toute faite pour fermer allègrement les yeux sur les agissements esclavagistes de certains autochtones du pays où ils sont en poste. Il ne faudrait pas froisser et risquer de faire tomber à l'eau les contrats pétroliers). Soit, ne parlons plus des petites bonnes du Maroc qui, à 7 ans, travaillent plus de quinze heures par jour et sont violentées par leurs "maîtres"; soit, ne parlons plus non plus des femmes philippines qui se sont enfuies de ces grandes maisons d'Arabie Saoudite parce qu'elles ont été violées par le "patron". Allons en Europe, qu'à cela ne tienne. Parlons-en. On apprend d'ailleurs que ce qui se passe dans les ambassades n'est pas beaucoup plus reluisant. Dominique Torres parle autant dans son livre des ambassadeurs étrangers à Paris ou à Genève que des hauts fonctionnaires français en poste à l'étranger. Le constat est le même: "emploi" (entre guillemets, car peut-on parler d'emploi quand le salaire n'est jamais versé?) de gens corvéables à merci, passeports confisqués, sévices, humiliations, brimades, violences, déshumanisation, j'en passe. Mais, attention, immunité diplomatique! C'est le bouclier derrière lequel se retranchent tous ces gens, d'ailleurs persuadés d'être dans l'exercice de leur bon droit. Un bouclier qu'il faudrait une bonne fois pour toutes pulvériser pour qu'enfin la justice soit équitable. Mais encore faudrait-il que le mot "esclave" ressorte au grand jour et qu'on nomme le mal pour accepter enfin de lui trouver des remèdes. Les mots au service des maux, c'est ce que j'ai retenu de ce livre, et que, dans tous les cas, se taire, c'est protéger les bourreaux, que dire, c'est protéger les victimes.

Aucun commentaire: