jeudi 26 janvier 2012

Naissance

Ça vient madame, ça vient ! Allez-y, courage, vous allez y arriver !

Je sens que ça vient, oui. Depuis le temps que cette chose grandit en moi, je la sens qui prend toute la place. Impossible pour l’esprit de s’évader. La chose m’accapare la réflexion et la raison. J’en ai mal partout tellement elle grossit. Je fatigue et je m’épuise de la savoir là et de la vouloir dehors. Crachée. Et enfin, moi, libérée. Il faut que ça sorte, parce que c’est comme tout, sinon ça va pourrir à l’intérieur, ça va se corrompre et, une fois sortie, la chose ne sera plus que l’ombre du bonheur qu’elle aurait dû être. Trop souffrir, trop attendre, ça gâche le moment, l’événement, l’instant où tout se découvre et se métamorphose.
Allez y madame, soufflez, ça vient !
Mais tais-toi donc, je n’ai pas besoin de ton aide. Dans ces moments-là – oui, parce que ce n’est pas la première fois que ça m’arrive -, je préfère être seule, comment vous dire. Je n’ai pas envie de partager, surtout pas. J’ai plutôt la sensation d’être une louve qui cacherait son petit aux yeux des autres, aux yeux du monde, pour ne pas que les regards étrangers l’abîment. Je l’ai couvée, la chose, pendant tellement longtemps. Des jours, des semaines, des mois, je ne sais plus. Quand on aime, on ne compte pas. Et je veux la couver encore un moment, jusqu’à temps qu’elle soit achevée, nettoyée, vêtue de lumière et d’amour, séparée de moi, indépendante. Alors je la présenterai au monde, à ses critiques et ses compliments qui sont parfois plus agressifs que des flèches empoisonnées. Comme elle est belle ! Elle vous ressemble ! Et je serai démasquée. Je préfère, tant que je peux, encore un peu, rester seule avec ma chose qui s’ouvre comme une fleur au printemps, face à face, en miroir avec moi-même et mes faiblesses. Ensuite, je me cacherai derrière elle comme abritée par un rempart. Parce qu’après la naissance, juste après, je serai fragile et vulnérable, la chose attirera toutes les attentions et détournera de moi les infiltrations étrangères sur mon territoire.
Bravo madame, vous y êtes presque !
Je sens la chose qui m’échappe, déjà. J’ai décidé de l’expulser, c’est le moment, il est temps. Je sens un pied, puis deux, puis trois et encore d’autres. C’est tout un poème. Tout se mélange, les émotions, les larmes parfois, les sourires entendus avec mon jardin secret, du haut de mon refuge. Je ne contrôle plus la forme de la chose, elle se dessine toute seule. Prose. Premier cri, premières notes. Je l’entends comme une chanson. Parfois, il arrive qu’à la naissance la chose ne produise pas de son, se fasse discrète. Il faut alors la lire, entre les lignes, souvent. C’est un mystère, une équation.  Je la regarde, avec tendresse, un peu critique, parce que je recherche en vain, depuis toujours, la perfection. La chose ne peut pourtant pas être moi, en entier, c'en est seulement un aspect, une expression qui me ressemble et que les autres interprèteront, comme ils voudront. Comme elle est belle ! Elle me ressemble, diront-ils. Moi aussi, je me souviens, ça leur rappellera des choses, les leurs, ou celles qu’ils croyaient posséder. Mais la chose s’est envolée, déjà. Je l’ai fait naître, en quelques mots, et elle en a fait des phrases, un texte, une chanson. La chose. La prose. Comme une naissance.

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