dimanche 6 novembre 2011

Conversations littéraires avec le Tio

Liste des rats

Victor Montoya - Traduit de l'espagnol par Emilie Beaudet

-Pourquoi ce déchaînement de fureur en toi et si imprégnée sur ta peau?, demanda le Tio depuis son trône.

-Je viens de lire ce navet parsemé d’erreurs, répondis-je en jetant le livre sur la table. Une vraie insulte au lecteur !

-Tu n’as pas de raison de te fâcher, dit-il tandis qu’il jetait son regard de feu sur la couverture de luxe, sans se soucier de qui était l’auteur. Cette question des erreurs et des horreurs est fréquente dans la littérature. Ne te rappelles donc tu pas que quand tu es revenu d’Espagne tu pestais contre ton éditeur, qui, dans la présentation de ta biographie, avait changé le nom du pays où tu étais né ?

-Que dis-tu?

-Ne fais pas l’innocent. C’est toi-même qui m’avais raconté que dans ta notice biographique, imprimée sur la couverture du livre, il avait écrit que tu étais né en Bolovie et non en Bolivie. C’est-à-dire que l’éditeur avait inventé un nouveau pays, un territoire inconnu dans le meilleur style de Camala de Rulfo, Santa Maria de Onetti et Macondo de Garcia Marquez.

Je restai pensif un instant, conscient du fait que les erreurs peuvent blesser l’âme, comme lorsqu’un curé commet le péché de la chair. Ensuite je me repris, je me rappelai l’incident auquel le Tio faisait référence et confirmai :

-C’est sûr, cette erreur avait été commise par l’éditeur, qui, tout en crucifiant les écrivains sans le vouloir, attribue les erreurs aux elfes qui habitent dans les imprimeries.

-Ne me raconte pas d’histoires, dit-il. Les erreurs sont toujours commises par les humains et jamais par les machines. Leur rejeter la faute à elles, comme l’aveugle à la rue pavée, c’est une stupidité de gros calibre.

-Rien n’est moins sûr, corroborai-je. Ensuite, comme pour justifier les risques du métier, j’ajoutai : Les erreurs grammaticales, dans l’art douloureux de travailler avec l’écriture, peuvent aussi se confondre avec les erreurs de création, même si l’écrivain a appris à forger la parole avec la même force que celle du forgeron qui forge l’acier entre l’enclume et le marteau.

Le Tio, qui ne sait ni lire ni écrire, mais qui est sage par sa naturelle condition de diable, écouta mes paroles avec une grande attention. Puis il se gratta le menton avec son sabot, se remémora les commentaires entendus de la bouche d’autres écrivains, se plaignant des gaffes de leurs éditeurs, et dit :

-L’erreur imprimée dans un livre, même le Christ descendu de la croix ne peut la modifier, encore moins l’écrivain, lequel ne peut effacer du coude ce que sa main a écrit. Je connais le cas d’un poète cubain qui, venant de recevoir son recueil de poèmes relié, découvrit que dans son vers : « Je sens un feu féroce qui me dévore », le linotypiste avait placé son gros errata et écrit : « Je sens un feu précoce qui me dévore ». De sorte que l’auteur et l’imprimeur étaient montés sur une barque et avaient coulé les exemplaires de l’édition dans une baie de La Havane.

-Ce n’est pas rien, dis-je presque sans respirer, le corps rigide et les bras croisés. Moi aussi j’ai dû détruire plusieurs exemplaires de mon premier livre, parce que s’il avait continué à circuler il aurait fallu ajouter une liste d’errata, ou, comme dirait un cher ami « liste des rats ». Mais il y a des cas encore pires, comme celui des écrivains perfectionnistes qui, pour des raisons encore inconnues jusqu’à aujourd’hui dans les annales des sciences littéraires, se rendent malades pour une simple erreur de typographie. C’est le cas de Garcia Marquez, qui, avant d’être Prix Nobel, avait non seulement des problèmes incessants avec le papier de la machine à écrire, mais aussi « la mauvaise éducation de croire que les erreurs de mécanographie, de langage ou de grammaire, étaient en réalité des erreurs de création, et chaque fois qu’il les détectait il déchirait la feuille et la jetait dans la corbeille à papier pour recommencer ».

-Tu vois bien, tu vois bien, répéta le Tio. Tu n’es pas le seul à t’angoisser pour une erreur ni le seul qui maudit l’éditeur.

-Même si tu ne le crois pas, avec les années depuis lesquelles je me suis engagé dans ce noble métier, j’ai appris à découvrir les erreurs de typographie qui, après s’être cachées entre les lignes, t’apparaissent comme des animaux nuisibles là où tu les attends le moins. Malgré tout, c’est une grossière erreur de changer le nom du pays où tu es né, parce que c’est comme changer le nom de la mère qui t’a mis au monde. C’est pourquoi j’ai beaucoup souffert de voir dans mon livre le mot « Bolovie » à la place de « Bolivie ».

Le Tio, fier d’avoir ses origines dans les mines de l’altiplano, m’adressa un regard étincelant et dit:

-Je connais des écrivains qui s’arrachent les cheveux quand à cause d’une erreur involontaire, ou par l’intervention d’une main mystérieuse au moment de taper le texte, on change une lettre par une autre, on en enlève une ou on la supprime, modifiant le sens de la phrase ou du vers, même quand cette erreur produit des effets comiques.

-Comment cela?, lui demandai-je, sans cesser de penser qu’il se moquait de moi comme toujours.

-Comme les erreurs que je vais te mentionner maintenant, répondit-il, prêt à faire briller son grand sens de l’humour. Ce n’est pas la même chose si un politique dit : « Je vois avec délice ma patrie », ou « Je bois avec délice ma patrie » ; ou si un curé dit : « Les conquistadors apportèrent d’Espagne une foi catholique », ou « Les conquistadores apportèrent d’Espagne un foie catholique » ; pire encore si dans la phrase : « La puce accoucha d’une petite puce», apparaissaient les lettres « c » changées en « t » ; ou si dans la phrase « L’évêque pondéra les ravissants cultes des filles de Marie », disparaissaient les lettres « te » du mots « cultes ».

-D’où sors-tu tout cela, si tu ne sais ni lire ni écrire, lui lançai-je au passage, ébauchant un sourire à la mesure de sa malice.

-Ne déconne pas, répondit-il. Il respira profondément et se pencha vers moi, m’éclairant le visage avec la lumière de ses yeux. Je n’ai pas besoin d’être lettré pour lire les pensées des humains et sentir leurs crises d’angoisse dues aux erreurs qu’ils commettent dans leurs vies et dans leurs œuvres.

Je ne dis rien, comme quelqu’un qui se conduit comme une personne éduquée. Je gardai un court silence et, après avoir parcouru la pièce du regard, me vint à l’esprit l’anecdote des « errata et gros errata », que Neruda raconte dans son livre « Né pour naître », où il affirme que les erreurs dans un livre de poésie font profondément souffrir le poète. Les errata sont « comme des insectes et des reptiles armées de dards cachés sous le gazon de la typographie. Les gros errata, au contraires, ne dissimulent pas leurs dents de rongeurs furieux ». Il raconte aussi que, dans l’un de ses recueils de poèmes, un gros errata « assez sanguinaire » l’attaqua. Le poète indique : « Là où je dis ‘l’eau verte de l’idiome’ la machine se détraqua et apparut ‘l’eau verte de l’idiote’. Je sentis la morsure dans l’âme… ».

-Que t’arrive-t-il?, demanda-t-il comme en se plongeant dans mes pensées et me ramenant à la réalité. Tu es resté muet et con.

-Il n’y a rien, répliquai-je. J’étais en train de penser que la langue a aussi ses côtés très amusants, parce qu’elle se prête au jeu de mots et, comme diraient les philologues, à la « récréation ludique ».

-C’est juste, affirma-t-il. Voici des phrases qui, changeant l’ordre syntaxique des mots, acquièrent des connotations sémantiques différentes. Par exemple, « Un membre de la cour », ce n’est pas la même chose que « Une cour du membre », et il est différent de dire « Le sida a une cure » et « Le curé a le sida », ou encore « La Vierge de la mine, et la mine de la Vierge ». Un autre jeu de mots consiste à faire ce qu’on appelle des « palindromes », c’est-à-dire à faire constituer des phrases ou des mots qui s’écrivent pareil de gauche à droite ou de droite à gauche, et qui, en plus, conserve le même sens, comme dans le cas du mot « Oruro ». Ecris-le à l’envers et tu comprendras ce que je te dis.

-C’est vrai, constatai-je. Et tu as d’autres exemples?

-Bien sûr, répondit-il aussitôt. La preuve avec le mot « retâter » et si tu veux un palindrome plus long, voici une phrase entière : « Karine égarée rage en Irak ».

-Ah ah !, Je garde cette petite phrase, dis-je, mais comme je ne peux pas écrire mentalement de la droite à la gauche, parce qu’elle est longue comme la queue d’un lézard, je vais le faire avec un crayon et du papier au bureau.

Le Tio approuva ma décision de la tête, souriant et tranquille. Je pris le livre qui était sur la table, me retournai et sortis de la pièce, où le souverain des ténèbres resta assis sur son trône.

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