La Chinasupay
Tous les jours lorsque l’aube paraissait, le mineur racontait ses rêves et ses cauchemars. Mais cette fois-là, il se réveilla avec l’esprit à l’envers et se leva en silence, comme si pendant son sommeil il avait avalé sa langue. Il enfila sa salopette rongée par la copagira et ajusta ses bottes en caoutchouc sur ses grosses chaussettes en laine. Il se leva en faisant tinter la boucle de son ceinturon, enfonça son casque jusqu’aux sourcils, prit son sac de Calcutta et avança en direction de la porte.
Sa femme, encore allongée au lit, le suivit du regard; mais en le voyant ouvrir la porte, elle l’arrêta de la voix :
-Tu pars déjà?
Le mineur se retourna et resta immobile tout en la regardant.
-Tu ne m’as pas raconté tes rêves et tu n’as pas dit au revoir aux enfants, lui dit-elle, sans élever la voix ni baisser les yeux.
-J’ai rêvé de quelque chose d’horrible, si horrible que je préfère me taire.
-Comment?, dit-elle. Tu ne me confies plus tes rêves ?
Le mineur ne répondit ni oui ni non. Ensuite il s’avança vers elle, s’assit au bord du lit et dit :
-Je vais te raconter, mais à condition que tu ne me demandes rien.
Sa femme continua à le regarder, dans l’expectative, en silence. Le mineur enfouit la tête entre ses mains et, comme s’il venait juste d’arriver de l’autre côté de la vie, il commença son récit :
-Dans mon rêve m’est apparue la Chinasupay. Elle était debout près du lit, entre la petite table et le chevet; elle avait des cornes et une queue, des cheveux de serpents et les yeux rouges comme l’achiote. Elle était enveloppée dans un châle et tenait un couteau à la main…
Sa femme, absorbée par le récit, eut la sensation que son cœur se retournait et que ses cheveux se dressaient. C’était la première fois que la Chinasupay apparaissait dans les rêves de son mari.
-… Je la regardai, effrayé. Elle me montra ses dents et les scorpions sur sa langue. Je tentai de bouger et de crier, mais ce fut impossible. J’étais plus passif et plus muet qu’une pierre, continua le mineur. La Chinasupay ouvrit son châle et me montra des seins grands comme des tutumas de chicha, tandis que par le bas elle répandait des crapauds et des vers. Ensuite elle leva le couteau, elle me le planta dans la poitrine et me découpa en morceaux. J’avais la tête intacte et j’étais toujours en vie. J’entendais ma respiration et je voyais comment mon cœur battait par terre, arraché de ma poitrine, et comment les morceaux de mon corps bougeaient telle la queue cassée d’un lézard…
Sa femme, tendue comme une corde, se blottit contre ses enfants qui dormaient à côté d’elle, sans savoir comment interpréter le symbolisme de ce rêve macabre.
-… A la fin, conclut le mineur, la Chinasupay disparut dans un sifflement de fumée et de feu. Je rassemblai les morceaux de mon corps et m’échappai du rêve, comme par un tunnel long et obscur…
Sa femme lança un profond soupir et tenta de relâcher la tension de ses nerfs.
-Il est l’heure que tu ailles à la mine, lui dit-elle en regardant les aiguilles de la pendule qui indiquaient cinq heures et quart.
Le mineur embrassa ses enfants, le leva du lit et sortit de la maison, sans dire au revoir à sa femme ni au chat qui ronronnait sous les couvertures et les jupes.
Glossaire :
ACHIOTE : m. Arbuste aux fleurs rouges dont les graines, après macération, produisent une substance rouge utilisée comme teinture.
CALCUTTA: f. Sac résistant importé de Calcutta (Inde). Il sert à envelopper le minerai.
CHICHA : f. Boisson alcoolisée faite à partir de maïs fermenté.
CHINASUPAY: f. Diablesse. Déesse et épouse du Tio.
COPAGIRA: f. Eau mêlée à des résidus de roche, de couleur jaune ou grisâtre, résultant du processus de lavage du minerai.
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