jeudi 8 septembre 2011

CONTES DE LA MINE

Le diable de l'envie
-Maintenant tu vas savoir ce que c’est que l’envie, dit ma grand-mère, en me conduisant par la main vers l’avenue où passeraient les danseurs du fastueux Carnaval de Oruro, dansant à travers les principales artères de la ville jusqu’au Sanctuaire de la Mine, où se trouve le temple de la Vierge de la Chandeleur.
-Pourquoi les mineurs se déguisent-ils en diables et dansent-ils la diablada?, demandai-je à ma grand-mère, en tentant de suivre le rythme de ses pas.
-Parce que c’est une façon de rendre hommage au Tio de la mine, qu’on doit respecter et qu’on ne doit pas fâcher, répondit-elle comme si elle me révélait un secret infernal. Ensuite elle me regarda de biais et ajouta : Mais on danse aussi la diablada pour honorer la Vierge de la Mine, qui est la Patronne miraculeuse et protectrice des mineurs et de leurs familles. En réalité, c’est à elle que l’on doit cette tradition pagano religieuse et c’est à elle qu’on voue un culte et qu’on se dévoue, depuis le jour où elle a été découverte sur le mont Pied de Coq, où se trouvait l’humble maison du Chiru Chiru…
-Et qui était le Chiru Chiru?, demandai-je avec la curiosité typique des enfants.
Ma grand-mère me serra la main, battit l’air de sa magnifique corpulence et répondit :
-Selon ce que racontèrent les habitants de la Villa Saint Philippe d’Autriche, car la ville s’appelait anciennement ainsi, le Chiru Chiru était le surnom d’un célèbre voleur qui attaquait les familles riches pour ensuite distribuer son butin aux pauvres, non par charité mais dans l’intérêt que ces derniers le protègent en cas de danger…
Je marchais à côté d’elle, trébuchant sur les gradins de bois construits le long des trottoirs, tandis que le soleil pointait timidement entre les nuages qui, au loin, semblaient de déchaîner en averses. Mais les spectateurs, indifférents au temps et habillés de leurs plus beaux vêtements,  parlaient, riaient, mangeaient et buvaient comme s’ils se trouvaient dans le meilleur des mondes.
Ma grand-mère marchait à grandes enjambées, en parlant d’une voix agitée, et je regardais comment une bande de gamins faisait éclater des ballons gonflés d’eau sur les fesses et les seins des filles qui couraient de tous les côtés, pleurnichant vivement et se couvrant la tête avec les mains.
Dans les rues centrales de la ville, décorées avec des fanions qui ondoyaient dans le vent, il était presque impossible d’avancer dans le tumulte, sans compter que les sièges les mieux placés étaient déjà occupés par les familles que ma grand-mère appelaient « décentes », que l’on reconnaissait à leur façon de parler, de s’habiller et de regarder.
Lorsque nous arrivâmes à l’Avenue Civica, au milieu d’un va et vient de passants, nous cherchâmes un endroit d’où nous pourrions voir l’entrée du Carnaval, dont la procession était précédée par la Vierge portée, le maire, l’archevêque et d’autres autorités importantes. Derrière venaient les chargements d’argenterie, symbolisant les richesses extraites du ventre de la montagne, et les différentes fraternités de danseurs faisant étalage de leur musique, leurs costumes et leurs chorégraphies.
Les fraternités, suivies par des fanfares de musiciens qui démontraient leur adresse dans le jeu de leurs instruments, traversèrent en dansant l’Avenue Civica, où quelques enfants, regroupés sur les gradins, suçaient des glaces et buvaient du moq’onchinchi. Les hommes buvaient de la bière Huari et des cruches de chicha, tandis que les femmes servaient des plats de aji de cervelle, de langue, pattes et queue de bœuf et de mouton. Et, au milieu de la fête pleine de joie et de couleurs, il y en avait toujours qui mangeaient du ranga ranga et du ch’arkhikan, avec du pain khasi et de la llaj’wa.
A l’entrée de la fraternité des diables, dont la musique se répercutait au loin, ma grand-mère et moi, en nous frayant un passage à coups de coude, nous pûmes nous placer à un bon endroit, où les diables, séparés en deux colonnes, exécutaient une chorégraphie démoniaque, sautant et agitant des mouchoirs en l’air. Devant, au milieu des jukumaris et des mallkus, s’avançait l’archange Saint Michel, au masque blanc comme le plâtre et au costume céleste. Derrière lui marchaient Lucifer, la Chinasupay et la cour de diables repentis qui personnifiaient les sept péchés capitaux. On pouvait les distinguer grâce à la couleur de leurs masques : l’orgueil en rouge ; l’avarice en noir ; la luxure couleur orangé ; la colère, couleur cerise ; la gourmandise en bleu ; la paresse en vert, et l’envie était en jaune.

-Maintenant, approche-toi et regarde, me dit ma grand-mère, en me poussant doucement dans le dos.
Je m’éloignai un peu d’elle et, me frayant un passage entre les gens, je réussis à me faufiler entre les diables aux costumes brodés et aux masques féroces, jusqu’à ce qu’enfin je puisse voir de près le duel à mort entre le Bien et le Mal. A trois pas de moi se trouvait l’archange Saint Michel, les ailes déployées, l’épée dégainée, les bottes jusqu’au mollet, la tunique serrée à la taille, le jupon plissé, le casque reluisant, la cuirasse métallique et le masque de personnage céleste : lèvres fines, pommettes rosées, dents brillantes et yeux transparents comme le ciel dégagé de l’altiplano.
Ensuite, sous le soleil qui apparaissait et disparaissait entre les nuages, je concentrai mon attention sur le diable au masque jaune, qui représentait le péché capital de l’envie, car selon ce que me raconta ma grand-mère, il était l’un des anges rebelles qui avaient été expulsés du ciel et envoyés en enfer en tant que diables, parce qu’il s’était opposé à Dieu dans son comportement et ses actions, et parce qu’il avait trompé le genre humain. Tout avait commencé dans un temps sans temps, lorsque l’archange Saint Michel avait livré une grande bataille contre le dragon à sept têtes et dix cornes. Le dragon, secondé par ses armées d’anges rebelles, s’était défendu avec ses griffes et ses crocs ; mais en échouant, il était clair qu’il n’y avait alors plus de place pour lui au ciel. Il fut donc délogé du royaume de Dieu et jeté dans l’abîme, avec une clé et une chaîne à la main. La Terre avait ouvert sa bouche et l’avait avalé tout entier. Là, dans ces prisons d’éternelle obscurité, où les mineurs l’ont fait devenir leur Tio, le dragon vit toujours, prince des ténèbres, enchaîné à un rocher et attendant le jugement dernier.
J’étais impressionné par la physionomie du diable de l’envie. Je m’assis par terre et suivis ses pas du regard, tandis que dans mon dos se faisait entendre le ronronnement des gens, qui battaient des mains chaque fois que le spectacle de rue prenaient des dimensions théâtrales.
L’archange Saint Michel, dague et épée en main, répétait des paroles inintelligibles et marchait autour du diable, dont les expressions démoniaques inspiraient de la terreur et de l’effroi ; ses yeux, grands comme des ampoules de couleur, donnaient la sensation d’être sortis de leur orbite ; le serpent à trois têtes, qui se détachait de son front et pendait au-dessus de son nez, semblait se tordre de manière menaçante et dangereuse ; il avait les paupières gonflées, les oreilles longues et les lèvres pointues, qui montraient une expression de furie et tenait un crapaud entre ses dents. La luminosité de son costume, parsemé d’araignées, de lézards et de serpents, m’apparut comme un déguisement fait de lumières et de cristal. C’est seulement alors, comme transporté dans le monde infernal des ténèbres, que je compris pourquoi ma grand-mère, chaque fois qu’elle me surprenait au sommet de mes bêtises, me disait en criant : « Les diables vont t’emporter ! »
Bien qu’assiégé par les spectateurs, qui jouissaient du spectacle plein d’exubérance et de folklore, je restai taciturne et bouche bée, parce que la personne qui portait le costume, faisant tinter l’étalage de pierreries de son pectoral et de son jupon, ne prétendait pas être un diable : il était le diable, générateur de vices et de maléfices. Il se déplaçait de manière saccadée et rugissait d’une voix profonde. Par moments, tandis que je regardais ses bottines et ses gants qui portaient des animaux vénéneux en relief, je m’imaginais que son masque était la réplique exacte du visage du Tio de la mine, où les mineurs, tout en mâchant des feuilles de coca et en buvant des gorgées d’eau de vie, exécutaient la danse infernale en l’honneur du démon.
-…J’ai causé plus de mal que personne, confessait le diable de l’envie, qui avançait, le regard posé sur l’archange Saint Michel. Je suis le plus misérable de l’existence et c’est pour cela que j’ai le visage jaune… Sur moi pèse la malédiction éternelle, qui est aussi horrible que le venin que j’avale dans d’atroces souffrances… Toi, archange Saint Michel, laisse-moi partir ; je sais que ma présence te répugne… Laisse-moi me réfugier dans l’antre où je me dévore moi-même dans une envie sourde… Toi, qui marches sur des scorpions et des serpents, tu sais que ma place n’est pas parmi les hommes de ce royaume, mais parmi les démons qui habitent la fange et les flammes de l’enfer…
L’archange Saint Michel, qui se mouvait avec élégance et le tenait en respect avec son épée, l’accusait:
-Toi, qui es l’ange rebelle, celui qui ignora la voix de Dieu et tomba du ciel comme un éclair, tu es condamné à vivre dans le paradis des serpents venimeux. Là est ta place et c’est là que t’attendent tes semblables, avec qui tu vivras et connaîtras les douleurs que causent les péchés capitaux. Misérable tu es et misérable tu finiras, sans que les pierres précieuses de ton costume ne te servent à rien ; topaze, jaspe, rubis et diamant ; or, saphir, grenat et émeraude… Toi, qui étais un grand chérubin et protecteur de la sainte colline de Dieu, où tu te promenais gaiement entre les pierres de feu, tu t’es transformé en la bête la plus horrible et immonde qui existe sur Terre… Tu étais parfait dans tous tes chemins depuis le jour où tu avais été créé, jusqu’à ce jour où tu t’es allié avec le dragon à sept têtes et dix cornes. Alors ton cœur est devenu hautain à cause de ta beauté, tu as corrompu ta sagesse à cause de ta splendeur et tu as incarné l’envie comme péché mortel… Depuis, tu es condamné à vivre dans d’atroces souffrances et à avaler l’amer venin que distille ton cœur…
-Tout a été dit, archange Saint Michel, puissant vainqueur et protecteur des royaumes célestes. Je suis l’esprit malin et mes méchancetés recouvrent la Terre tout comme les eaux recouvrent la mer, disait le diable, soupirant tristement. Je suis un pécheur impénitent, menteur et calomniateur… Je suis le diable qui blesse les hommes avec fureur, celui qui domine les nations par la colère et punit ses adversaires avec cruauté. Pire encore, l’envie que je ressens pour les autres est le venin qui dévore mes entrailles… Ne vois-tu pas comme je souffre ? Prépare donc ton épée et tue-moi ensuite avec elle !...
L’archange Saint Michel se mit sur la pointe des pieds et, avec la pointe de son épée, lui asséna une estocade précise dans la poitrine. Le diable rugit comme une bête et s’effondra sur le sol, pendant que l’archange, battant des ailes comme un éventail, faisait des tours comme un coq de combat, faisant briller son aura de puissance, digne d’être admirée et respectée.

Je m’écartai du lieu et revins là où se trouvait ma grand-mère ; elle avait les yeux humides et la respiration accélérée. Elle avait de la peine pour la tristesse du diable de l’envie, qui, se tordant dans des spasmes de douleur, faisant semblant de mourir au milieu des diables qui, sautant au rythme de la musique qui faisait vibrer l’air, continuaient leur marche en direction du sanctuaire de la Vierge de la Mine.
-Maintenant tu sais ce qu’est l’envie, n’est-ce pas?, dit ma grand-mère, en me regardant par-dessus son épaule.
-Oui, répondis-je d’une voix cassée. Maintenant je sais que l’envieux est un être répugnant comme ce diable au masque jaune…
Sur le chemin du retour à la maison, ma grand-mère me prit par la main et me conduisit au milieu du chaos de la foule, qui allait et venait sous un ciel plus nuageux qu’avant. Je marchais la tête baissée et en silence, sans cesser de penser qu’aussi bien le diable de l’envie que l’archange Saint Michel étaient les personnages qui représentaient les vertus et les défauts humains, comme s’ils étaient le côté pile et le côté face d’une même pièce.
La soir, encore marqué par la fantaisie des costumes et les masques des diables, je mangeai le repas que ma grand-mère avait fait réchauffer sur le fourneau et me couchai en me signant trois fois, pour que ces êtres infernaux ne m’apparaissent pas en rêve et pour que ma grand-mère ne me répète plus la phrase : « Les diables vont t’emporter ! »
Glossaire:
AJI: m. Sorte de plat épicé.
CH’ARKHIKAN: m. Plat composé de viande de lama séchée au soleil.
CHICHA : f. boisson alcoolisée faite à partir de jus de maïs fermenté.
CHINASUPAY: f. Diablesse. Déesse et épouse du Tio.
JUKUMARI: m. Ours. Symbolise la force du peuple andin, mais aussi la pénétration européenne dans le territoire des urus.
KHASI: adj. Facile à déchirer.
LLAJ’WA: f. Sauce piquante de tomates, locoto (piment), killkiña (plante aromatique) et un peu de sol que l'on moud dans un mortier.
MALLKU: m. Condor. Divinité de la théogonie andine.
MO’QOCHINCHI: m. Boisson rafraîchissante faite à partir de pêches séchées.
RANGA-RANGA: f. Plat préparé avec de la panse de vache, des pommes de terres, du chuño, du aji jaune (piment) en gousse cuit en ragoût, des oignons et de la tomate émincés.
(Traduction:Emilie Beaudet / Illustration 1: E.Beaudet / Illustration 2: http://giulianacesariniproart.com/home.html , un site sur l'art et les cultures du monde, à visiter)

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