dimanche 3 avril 2011

CONTES DE LA MINE

Le châtiment du Tio

-Un malheur n'arrive jamais seul, dit mon grand-père. Il se lissa les moustaches, se passa la main sur le front et poursuivit: -Il y en a même qui disent que ma maladie est un châtiment du Tio.

Je réagis comme frappé par une décharge électrique. Je repris mon souffle et demandai sur un ton étonné:

-Et qui est le diable?

-C'est le Tio de la mine. Le propriétaire des minerais et le maître des mineurs...

Je restai silencieux et pensif. Mon grand-père était mince de nature et de taille moyenne; il avait d'épaisses moustaches et l'allure d'un patriarche; sa chemise grise faisait écho avec ses cheveux de la même couleur et les boutons avec ses yeux clairs, petits mais vifs.

-Les mineurs sont superstitieux, dit-il, en me jetant un regard furtif. Il craignent le Tio plus que le contremaitre de la mine. Certains disent que le Tio est vengeur, surtout, lorsqu'on ne le traite pas avec respect et affection...

Je m'assis sur la chaise qui se trouvait à côté du lit, appuyai ma tête contre le dossier et attendis que mon grand-père poursuive son récit. Mais le temps passait et il ne disait rien, jusqu'à ce que je lui demande s'il était bien vrai qu'il avait vu l'esprit du Tio. Mon grand-père appuya son dos contre la tête de lit, alluma une cigarette, aspira à plein poumons, fit des anneaux avec la fumée et dit:

-Le Tio est le diable et le dieu païen des mineurs. C'est pourquoi ils le saluent avec respect en entrant et en sortant de la mine. Ils lui offrent des feuilles de coca, de l'alcool et des cigarettes. C'est à lui qu'ils demandent protection et de bonnes veines de minerai. Ainsi sont les mineurs; les uns trouvent le minerai avec l'aide du Tio et d'autres trouvent la mort du jour au lendemain...

Quant à moi, en constatant que sa réponse ne correspondait pas à ma question, je répétai:

-Grand-père, est-il vrai que tu as vu l'esprit du Tio?

-C'est vrai, dit-il. Mais je te raconterai cela un autre jour...

-Et pourquoi pas ici et maintenant?, insistai-je comme quelqu'un qui ne s'avoue pas vaincu.

Alors mon grand-père, dont la bonté s'adaptait à la curiosité des enfants, aspira la fumée de sa cigarette et dit:

-La veille du Carnaval, après avoir fait la ch'alla* à la Pachamama et avoir fait les offrandes au Tio, je m'endormis sur les callapos de la galerie, sans retirer mes bottes ni mon casque. A mon réveil, après une charge de dynamite qui secoua la montagne, je vis un enfant habillé comme les indiens de l'altiplano; il portait un ch'ullu en laine, un poncho aux couleurs vives, un pantalon en toile et des sandales en caoutchouc. Il avait un fouet dans la main et des yeux ronds qui, en me regardant fixement, s'éclairèrent comme les étincelles de la roche blessée par la perforatrice. Je voulus lui demander qui il était, ce qu'il voulait et d'où il venait. Mais il ne m'en laissa pas le temps. J'avais à peine ouvert la bouche qu'il se transforma en fumée et disparut en pleurant comme une âme en peine. Alors, assailli par le doute et la peur, je me mis à penser que ce n'était ni un enfant, ni un jeune ouvrier, mais l'esprit du Tio...

Je regardai mon grand-père, qui à son tour regarda le crucifix qui pendait sur le mur d'en face.

-Et que se passa-t-il ensuite?, demandai-je, la respiration étouffée dans le cou et le cœur battant dans ma poitrine.

-Ce même jour, lorsque je rentrai chez moi, le Tio m'attendait à la porte, transformé en vieil homme aux cheveux blancs et le dos courbé. Il me parla sur un ton de reproche, même si je ne me souviens pas bien de ce qu'il me dit. Comme il ne ressemblait pas au Tio, je l'écartai de mon passage et fermai la porte. Le soir, à l'heure de me coucher, le Tio réapparut à côté de mon lit, assis sur la chaise où te trouves maintenant...

Je me levai de la chaise et sentis un frisson qui parcourut tout mon corps comme un filet d'eau froide. Mon grand-père allongea le bras et écrasa son mégot de cigarette dans le cendrier de la table de nuit.

-Et que fit le Tio?, demandai-je épuisé mais curieux de connaître la fin du récit.

Mon grand-père, dont les yeux reflétaient une peine sans limites, installa sa tête sur l'oreiller et répondit:

-Le Tio, qui est le seul à oser mesurer ses forces démoniaques avec les forces divines de Dieu, me regarda avec ses yeux de feu et son rire rauque jaillit de sa gorge, jusqu'à ce que je tombe dans un profond sommeil dont je ne me rappelle rien. Le lendemain, dès mon réveil, je voulus me lever du lit, mais j'eus beau essayer, ce fut impossible; j'avais le corps paralysé et les jambes raides comme celles d'un défunt. Depuis lors, je passe mon temps allongé au lit, à attendre la mort et à penser qu'un malheur n'arrive jamais seul...

Je regardai mon grand-père. Je regardai le crucifix et demandai:

-Et pourquoi le Tio t'a-t-il puni?

Mon grand-père se lissa les moustaches, se passa la main sur le front et dit:

-Le Tio m'a puni parce que je m'étais approprié la lampe et le casque que j'avais trouvés en haut d'une galerie, là même où des années plus tôt un mineur était mort, asphyxié par les gaz toxiques. Bien qu'il fût interdit d'y entrer, je le fis par curiosité, pour savoir si ce que racontaient les mineurs les plus anciens était vrai. A cet endroit même, au milieu des tojos et de la ch'aqa, je trouvai le casque et la lampe recouverts de poussière et en bon état. Lorsque je me penchai pour les ramasser, je fus surpris par un crâne qui avait la mâchoire ouverte, comme s'il se moquait de moi. Je glissai le casque et la lampe dans mon sac de Calcutta, fis demi tour et retournai en direction de mon lieu de travail, où mes camarades préparaient déjà le tir pour faire exploser la roche. Je ne dis rien à personne, mais je sentis une sorte pincement intérieur, comme si le Tio était fâché contre moi, non seulement parce que je m'étais approprié le casque et la lampe, mais aussi parce que j'étais entré dans la tombe de ce mineur qui avait été tué par les gaz. Depuis ce jour, et pendant plusieurs années, je vécus harcelé par l'esprit du Tio, qui, selon ce que certains disent, représente l'âme des mineurs morts à l'intérieur de la mine; le pire est que le Tio, au lieu de me punir en m'infligeant une mort soudaine, me condamna à souffrir de cette maladie qui peu à peu m'ôte la vie...

-C'est pour cela que tu dis qu'un malheur n'arrive jamais seul?

-Pas seulement pour cela, mais aussi parce que, nous les hommes, nous ne sommes jamais seuls. Nous vivons accompagnés par Dieu et par le diable. Ils sont la voix de notre conscience, ceux qui génèrent le bien et le mal. Et puis, le Tio est comme nous, qui sommes bons et charitables avec ceux qui nous traitent bien, et cruels et vengeurs avec ceux qui nous traitent mal...

Je regardai à nouveau mon grand-père, je regardai le crucifix et sortis dans la cour, où les enfants faisaient danser des toupies dans la paume de leurs mains.


Glossaire:


CALCUTA: f. Sac résistant importé de Calcutta (Inde). Il sert à envelopper le minerai. CALLAPO: m. Tronc d'arbre qui sert de marche dans la mine.

CH’ALLA: m. Cérémonie d'offrande ou de sacrifice aux dieux.

CH’AQA: f. Liquide et boue minérale. Gouttière d'eau qui coule de la voûte dans la mine. CH’ULLU: f. Bonnet de laine tissée.

PACHAMAMA: f. Mère Terre. Divinité des Andes.

TOJO: m. Morceau de roche qui se détache de la voûte dans la mine.


(Traduction : emilie beaudet)

image:
http://pincelesymas.blogspot.com/2008/03/viejo.html

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