lundi 14 février 2011

CONTES DE LA MINE

El lamero*

Le lamero était un paysan de la vallée; il avait un physique athlétique et les yeux verts comme la coca. Il était avare de paroles et méfiant avec les inconnus. Dans la mine, il marchait la tête baissée, sans parler ni regarder personne, pas même le Tio, dans la galerie duquel il s'asseyait seul, comme isolé dans son propre monde. Ses camarades le jugeaient étrange, parce qu'il semblait presque toujours être en train de prier. Certains disaient qu'il était arrivé à la mine car il fuyait la justice, après avoir commis un crime passionnel dans la chicheria de son village, où il avait connu une femme qui l'avait trompé avec son meilleur ami. D'autres disaient que le mobile du crime ne correspondait pas à un règlement de comptes dû à une querelle amoureuse qui avait eu lieu dès le début de l'histoire, mais à un acte d'honneur qui, au fil du temps, se transforma en un remord qui ne le laissait pas vivre ni trouver le sommeil. Dans sa tête était resté gravé l'impact des coups de poing et dans son âme était entrée une angoisse plus lourde qu'une pierre tombale. Et, bien qu'il venait juste d'avoir trente ans, il se sentait comme un vieillard attendant la mort.

Le dernier jour où le lamero se réveilla angoissé, l'aube était froide et la lumière qui pénétrait par la fenêtre, traversant les carreaux, lui brûla les yeux, l'éblouissant. Il toussa avec l'intensité des malades de la silicose et s'étira dans son lit sans soupçonner que cela serait le dernier jour de sa vie, bien que sa concubine de l'époque, une femme superstitieuse qui savait lire les pensées occultes dans la lumière du regard, lui dit que dans un rêve elle avait vu traverser la porte une charrette de feu tirée par deux chevaux, dont les sabots brisaient le silence de la nuit. Le cavalier, qui avait l'aspect d'un bouc, annonçait la mort à grands cris tandis qu'il faisait siffler un lasso dans l'air.

Le lamero, sans écouter le récit de sa concubine, se leva du lit et s'habilla le dos au mur. Il prit son petit déjeuner et mit en bandoulière son sac de Calcutta.

Sa concubine se retourna dans le lit et, convaincue que le rêve lui avait annoncé la tragédie, lui dit:

-Ne va pas à la mine. J'ai le pressentiment que je ne te reverrai jamais en vie.

Le lamero ne répondit pas. Il enfonça son casque jusqu'aux sourcils et s'enveloppa dans son écharpe. Sa concubine se leva et tenta de le persuader, mais comme ses prières n'obtenaient aucune réponse et que ses explications ne parvenaient pas à rompre le mutisme de cet homme taciturne, elle retourna au lit, s'accrocha aux couvertures et éclata en sanglots, résignée à perdre celui qu'elle avait commencé à aimer avec toute la fureur de son âme.

Le lamero ouvrit la porte et gagna la rue, où le vent soufflait avec une force intenable, se faufilant dans les fentes des portes et des fenêtres.

Une fois à l'intérieur de la mine, il se dirigea vers la galerie du Tio, où il mâcha des feuilles de coca et fuma des k'uyunas. Ses camarades, le saluant avec le même respect avec lequel ils saluaient le Tio, sortirent de la galerie et le laissèrent tranquille, car, par l'air qu'il prenait, il semblait supplier le Tio de ne pas le laisser mourir dans les galeries ni être vaincu par le danger. Ce qui est certain, c'est qu'après le Tio et la Chinasupay, il était l'ouvrier le plus respecté de l'intérieur de la mine, où il avait su gagner la confiance et l'amitié de tous, depuis le gérant de l'entreprise jusqu'au dernier travailleur du sous-sol. Personne ne mettait en doute son courage ni sa force physique. Tous savaient, d'une certaine façon, que le lamero était un homme suicidaire, capable de grimper sur les hauteurs, de livrer une bataille cyclopéenne contre les rochers et de défier la mort. C'était lui qui menait la recherche du minerai et lui qui décidait du sort du lieu de travail. En lui se concentraient l'expérience collective et le savoir populaire; il était ingénieur autodidacte et possédait l'instinct d'un chimiste, non seulement parce qu'il savait reconnaître la loi du minerai d'un simple regard, mais aussi parce qu'en tâtant un morceau de roche, en le sentant et en le goûtant, il pouvait détecter le lieu où se cachait la veine.

Lorsque le lamero termina le pijcheo, quitta le Tio et se dirigea vers le lieu où le laborero et le chef de la galerie l'attendaient avec inquiétude. Le moment était venu de dynamiter la roche, d'apaiser ses nerfs et de garder son calme. Le lamero accrocha son casque avec une corde qui lui passait sous la mâchoire, très près du cou, et prépara le matériel pour régler le tir à trente mètres de hauteur. Dans son sac de Calcutta, il mit les cartouches de dynamite, les mèches de vingt mètres de long, les détonateurs, les allumettes et la glaise pour fixer la charge explosive dans une crevasse du rocher. En dehors de son sac de Calcutta, il portait un marteau-piolet pointu à la ceinture, comme les alpinistes prêts à défier les dangers de la montagne. Il n'avait pas de crampons sur ses bottes, n'utilisait ni mousquetons, ni cordes en nylon. Ses mains robustes lui suffisaient, dont les doigts, longs et noueux, avaient des ongles aiguisés telles les griffes d'un félin. Il cracha une salive verdâtre sur la paume de ses mains, s'accrocha aux anfractuosités de la roche et ses muscles se tendirent comme les cordes d'une harpe.

La fente verticale, qui donnait le vertige rien qu'en la regardant, s'ouvrait comme une cheminée dans la beauté du quartz cristallisé. Mais le lamero, non sans avoir auparavant admiré la nature indomptée cachée dans le sous-sol, aussi belle que celle de l'altiplano, continua à grimper sur les marches faites de callapo, qu'il disposait en forme d'escalier tandis qu'il montait vers la voûte, sans autre pensée que celle d'atteindre cette énorme entaille de la montagne, où il devait préparer le tir et dynamiter la roche.

Il savait que l'ouverture, avec ses crevasses et ses pics, présentait des risques graves, qui n'étaient pas toujours compensés par la satisfaction de se sentir comme un homme araignée, car chaque fois qu'il était au sommet, se balançant dans les hauteurs comme un équilibriste, s'ouvrait à ses pieds un abîme sans fond, où il pouvait tomber sans autre consolation que celle de connaître une mort instantanée. Cependant, ce système de travail, réalisé à vingt ou trente mètres d'altitude, paraissait lui offrir une satisfaction d'ordre moral, comme si s'était développée en lui une passion morbide pour les ascensions périlleuses. Il était habitué à jouer avec la mort et avec le sang froid de ses camarades, lesquels le suivaient du regard, pas à pas, millimètre par millimètre, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un point de lumière oscillant dans les hauteurs.

Le lamero, suspendu à la voûte comme une chauve souris, sortit le matériel explosif de son sac de Calcutta et prépara le tir avec une précision d'artisan, tandis que le laborero et le chef de la galerie, le regardant depuis le bas, la nuque inclinée vers l'arrière et les yeux tournés vers le haut, attendaient patiemment la fin de la tâche.

Le lamero, qui avait appris à combattre sans trêve contre les rochers, mit le feu à la poudre sur la mèche et se prépara à descendre par la même échelle par laquelle il était monté entre la lumière et l'ombre. Soudain, comme s'il allait sauter dans le vide, il fut précipité et rebondit sur les pointes aiguisées de la roche.

Lorsque son corps s'écrasa contre la parrilla, le laborero et le chef de la galerie, remplis de stupeur et secoués par le désastre, constatèrent que le lamero avait la tête brisée et les os transpercés. Ils ne perdirent pas de temps. Ils levèrent le corps et cherchèrent refuge dans une galerie voisine, dans l'attente de l'explosion de dynamite, dont la détonation détacha de grandes plaques de roches et fut suivie par l'apparition d'une fumée épaisse qui sentait le bouillon de poule. La seule chose qui resta dans la fissure fut le casque du lamero, avec la lampe allumée comme une étincelle dans l'obscurité.

-Quelle merde! Cette fois il n'a pas réussi comme d'habitude, commenta le laborero, tandis qu'une larme lui brisait le visage.

Ensuite, ils gardèrent un silence respectueux, jusqu'à ce que le chef de la galerie dise:

-Ses forces et l'expérience accumulée pendant tant d'années de travail ne lui ont servi à rien.

-Cela ne lui a servi à rien non plus d'être le troisième maître de la mine, après le Tio et la Chinasupay, répliqua le laborero, les yeux brillants et la respiration étouffée entre la poitrine et le dos.

A la fin de la journée, quatre mineurs portèrent le cadavre jusqu'à chez lui, où sa concubine les reçut, baignée de larmes et déjà vêtue de deuil.

-Je le savais, sanglota-t-elle. Ce n'est pas pour rien que je lui avais dit ce matin que mon rêve avait annoncé sa mort...

Les mineurs, prononçant des paroles de condoléances, étendirent le corps sur le lit. Ils le lavèrent et lui changèrent ses vêtements. Ils le déposèrent ensuite dans un cercueil noir, qui fut veillé au siège du Syndicat, où tout le monde vint se recueillir, depuis le gérant de l'entreprise jusqu'au dernier travailleur de la mine.

Pendant un jour et une nuit, rassemblés autour du défunt et accompagnés par des pleureuse, ils mâchèrent des feuilles de coca et burent des gorgées d'eau de vie, tout en exaltant les prouesses et la figure du lamero, qui mourut avalé par cette ténébreuse profondeur qui s'ouvrait à ses pieds chaque jour.

Le lendemain matin, après avoir accompagné le cortège funèbre jusqu'au cimetière, ils enterrèrent le cercueil dans une fosse pierreuse, avec l'espoir qu'enfin il trouve la paix dans son ultime demeure. Car ils savaient tous que le lamero, après avoir commis un crime passionnel dans son village, était venu purger ses peines dans le calvaire de la mine, où il avait gagné le respect et l'admiration des travailleurs qui le considéraient comme un homme suicidaire.

Glossaire:

ALTIPLANO: m. Haut plateau des Andes entre deux cordillères.
CALCUTTA: f. Sac résistant importé de Calcutta (Inde). Il sert à envelopper le minerai.
CALLAPO: m. Tronc d'arbre qui sert de marche dans la mine.
CHICHERÍA: f. Magasin où l'on vend la chicha (boisson alcoolisée faite à partir de jus de maïs fermenté).
CHINASUPAY: f. Diablesse. Déesse et épouse du Tio.
K’UYUNA: m. Cigarette de facture rustique.
LABORERO: m. Chef d'un groupe d'ouvriers.
LAMERO: m. Ouvrier chargé de lamear ou de provoquer l'explosion de dynamite.
PARRILLA: f. Grille au sol de la galerie par laquelle les mineurs font passer le minerai.
PIJCHEO: m. Action rituelle de mâcher de la coca.
Illustration: El tío de la mina, Potosí. Dibujo de Richard Beurgogne.

(traduction: émilie beaudet)

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