vendredi 4 février 2011

CONTES DE LA MINE

La K'achachola*

On raconte que Florencio Nina, le joueur de charango qui faisait vibrer le cœur des femmes comme les cordes de son instrument, entra dans la mine, bien décidé à y laisser la vie. Cela faisait très peu de temps qu'il avait perdu la femme qu'il aimait et très peu de temps qu'il s'était mis à boire, lorsqu'il était revenu de l'armée et avait commencé à travailler dans la section Lagunas, où ses camarades l'avaient surnommé Nina Nina, parce que son nom était dans l'esprit des femmes et dans la bouche des hommes. Il était champion pour trinquer et magicien en amour. Toutes les femmes tombaient dans les filets de sa galanterie et les hommes pleuraient au rythme de son charango. Pour elles, il était le Don Juan de la mine et pour eux, le meilleur charanguiste de la province.

Lorsque Florencio Nina entra dans la mine, encore ivre et son charango en bandoulière, il ne portait d'autres de vêtements qu'un poncho rouge et noir, et des bottes en caoutchouc. Il avait les cheveux en bataille, la barbe en broussaille et le regard perdu dans le néant. C'était un jour de Carnaval et la mine était vide. C'est pourquoi, plus il s'enfonçait dans la galerie principale, plus l'obscurité s'intensifiait autour de lui, provoquant une sensation de peur qui par moments semblait l'écraser.

A deux cents mètres de l'entrée, là où l'on n'entendait plus que l'écho de ses propres pas, il dévia vers une galerie sur la droite dans laquelle il marcha à l'aveuglette, à tâtons, jusqu'à perdre le sens de l'orientation et l'espoir de sortir vivant. Il s'accrocha aux roches et, pataugeant dans une gouttière où s'écoulait la copagira, telle une source se précipitant depuis les sommets, il avança en tâtonnant dans la direction opposée à l'entrée.

Florencio Nina, au fur et à mesure que la boisson faisait son effet, chantonnait un wayño qu'il avait si souvent interprété dans les chicherias. Mais lorsqu'il entendit les cris d'une femme qui venait à sa rencontre, il s'accrocha au manche de son charango, cet ami fidèle qui l'accompagnait dans les bons et les mauvais moments, l'aidant à chanter ses peines et ses joies.

Déjà loin de l'entrée de la mine, pris dans un froid qui lui grimpait dans les bottes en caoutchouc, il se souvint que personne ne pouvait rester seul dans la mine, même pas ceux qui avaient pactisé avec le Tio. De sorte que, le corps rempli de panique, il pensa qu'il serait plus facile de se tuer dans les catacombes de l'enfer que dans les galeries obscures, là où les cris d'une femme pouvaient être l'annonce d'un dénouement tragique.

Les cris se faisaient de plus en plus intenses et il tentait de gagner du terrain, se frayant un chemin avec les pieds et les mains, jusqu'à ce que soudainement lui apparaisse une boule de lumière qui lui éblouit les yeux et le fit s'abattre sur le charango, comme si un éclair l'avait foudroyé. Le charango, taillé dans une carapace de quirquicho et avec des chevilles métalliques, gémit sous le poids de son propriétaire et se rompit en morceaux. Florencio Nina, le regard sombre, les yeux écarquillés et le visage éclaboussé de copagira, tenta de rassembler les morceaux pour les étreindre et les embrasser comme s'il avait réellement perdu un frère, tandis que les cris lui bourdonnaient dans les oreilles, avec plus de force que l'écho du vent dans les ravins de la puna.

Quand il releva la tête, maudissant la perte de son charango, il vit une femme enveloppée d'une auréole rouge orangée, dont l'image lui rappela celle de la Vierge de la mine, ainsi que celle de sa femme qui s'était perdue dans les bras d'un autre homme. Ensuite, croyant avoir trouvé la sortie vers la lumière extérieure, il se mit debout et se frotta les yeux, mais l'image de la femme, dont les tresses lui tombaient jusqu'à la ceinture, demeura à la même place, souriante.

Florencio Nina, sans savoir comment sortir de cette impasse, la salua avec courtoisie et lui rendit son sourire. Ensuite, il lui demanda avec sollicitude:
-Qui es-tu?

-La K'achachola, répondit-elle, debout sur les rails qui reluisaient comme des fils d'argent, et en s'éloignant de quelques mètres, comme poussée par une force mystérieuse.

Florencio Nina, l'esprit illuminé par l'alcool et vaincu par cet amour d'un seul regard, suivit ses pas. Elle ôta son chapeau de paille, son très long châle, son corsage à volants, sa jupe plissée, ses jupons en dentelle et ses culottes finement cousues, jusqu'à ce qu'elle fut complètement nue, telle une torche flamboyante dans la galerie.

Lui, illuminé par la lumière qu'elle répandait comme un torrent, planta son regard sur ses seins qui pendaient comme des melons murs.

-Béni soit ton nom, fait à ta mesure et selon ta beauté, lui dit-il, en relevant la mèche de cheveux rebelles qui lui barrait le front.

La K'achachola, exhibant un corps aussi séducteur que son visage, lui montra la fente de son sexe, ébaucha une grimace obscène et lui demanda d'éteindre en elle le feu de son désir.

Florencio Nina, attiré par l'aimant de ce corps dont les courbes étaient plus parfaites et harmonieuses que celles du charango, s'approcha d'elle à pas lents, comme quelqu'un qui veut attraper une perdrix avec les mains. Mais plus il s'approchait d'elle, plus il avait la sensation qu'elle s'éloignait de lui.

-Pourquoi t'échappes-tu?, lui dit-il, prêt à la posséder à n'importe quel prix.

La K'achachola répondit avec un sourire, tout en continuant à reculer vers le fond de la galerie, où l'air se faisait de plus en plus humide et épais.

Florencio Nina, les yeux allumés par la luxure et le coeur emporté par le souffle d'un amour soudain, la suivit en trébuchant sur les gravas répandus sur le sol, jusqu'à ce que sous ses pieds s'ouvrent les mâchoires béantes d'un buzon, où il tomba avec un cri qui resta suspendu dans le vide.

Le lendemain, deux mineurs du premier tour de travail le trouvèrent nu sur son poncho rouge et noir, les os brisés et le visage défiguré. Les mineurs se regardèrent en silence et remontèrent le cadavre à la surface, où personne ne dit rien, tout en sachant bien qu'il s'agissait d'une victime de plus de la K'achachola, qui, après lui avoir offert l'illusion de son corps, qui est partout sans être nulle part, l'avait abandonné sans un souffle de vie.

Lorsque le village apprit la nouvelle de la mort tragique, les femmes les plus âgées dirent qu'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait.

-La mort, déguisée en K'achachola, l'avait surpris dans une galerie abandonnée, envouté par ses charmes et tué sans état d'âme, dit l'une d'elle. C'est le prix que paient les coureurs de jupons qui entrent seuls dans la mine, où la K'achachola erre en demandant de l'amour à grands cris, depuis le jour où le Tio l'a chassée parce qu'il avait peur que ses menstruations fassent disparaître le minerai.

-Cela est arrivé souvent, dit une autre. Les qhoya runas avaient dû faire la ch'alla à la Pachamama pour que les veines de minerai réapparaissent...

Le jour où l'on enterra Florencio Nina, sans curé ni cérémonie, les chicherias fermèrent leurs portes, les mineurs abandonnèrent le travail et les femmes se vêtirent de deuil, à l'exception de la femme pour qui il s'était ôté la vie dans un buzon de la mine.

Glossaire:

BUZÓN: m. Construction dans la charpente des galeries, en forme d'ouverture, qui permet de descendre la charge de minerai.
COPAGIRA: f. Eau mêlée à des résidus de roche, de couleur jaune ou grisâtre, résultant du processus de lavage du minerai.
CH’ALLA: m. Cérémonie d'offrande ou de sacrifice aux dieux.
CHARANGO: m. petit instrument à cordes.
CHICHERÍA: f. Magasin où l'on vend la chicha (boisson alcoolisée faite à partir de jus de maïs fermenté).
K’ACHACHOLA: f. Indienne belle et élégante.
NINA-NINA: m. y f. Feu, insecte qui diffuse de la lumière.
PACHAMAMA: f. Mère Terre. Divinité des Andes.
PUNA: f. Région des hauts plateaux.
QHOYA: f. Mine.
QUIRQUINCHO: m. Tatou, petit animal à carapace vivant dans les Andes.
RUNA: f. Personne. Gens.
WAYÑO: m. Musique populaire des Andes, dont le rythme est de caractère mélancolique.
(Traduction: Emilie Beaudet; dessin de Palapoli)

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