samedi 29 janvier 2011

Ces mains là

La première fois que je l'ai vue, elle attendait au bout de la rue, avec son éternel tablier. Elle m'a prise dans ses bras comme on prend un enfant qu'on n'aurait pas vu depuis longtemps, comme on serre contre son coeur un être cher.
Ensuite, j'ai vu ses mains. Sillonnées de rides, un peu tordues, aux doigts courts mais forts, ça se sent. Sous les ongles, des années de cuisine, de travail et d'amour. Ces mains là, j'ai aimé les regarder aller et venir avec application sur les pommes de terre, armées d'un immense couteau, ouvrir les fèves, tourner les cuillères de la soupe, puis venir s'essuyer, geste rituel, sur le tablier. Je ne les ai pas vues souvent écrire, mais lorsqu'elles se sont un jour posées sur mes épaules, ces mains là ont dégagé une chaleur intense, un grand feu qui s'est répandu dans tout mon corps et y a laissé des traces. Un peu comme ce feu que ses mains avaient allumé ce soir là, dans le braséro placé au milieu de la cour, pour honorer la Pachamama par des offrandes. Alors, ces mains m'ont paru millénaires, sans âges, héritières de savoirs et de croyances venus de la nuit des temps. Des mains de prêtresse, de prophétesse, de terre, de mère.

Dans les lueurs, les étincelles des flammes, j'ai levé le regard vers ses yeux, et j'y ai vu briller des siècles de souffrance, d'amour, de luttes quotidiennes, de rires qui ont laissé de majestueux sillons autour des pupilles plus noires que le charbon. J'ai aussi vu la droiture, la fierté des origines et de la vie qu'elle avait construite.

La voix, quand elle m'a parlée, ne tremblait pas. Elle était enjouée, rebondissait de rires, de colères et de reproches, jamais de compliments, toujours des conseils. Et puis un soir, il faisait très sombre et les moustiques qui déferlaient sur la maison nous obligeaient à rester plongées dans le noir, un soir donc, dans cette ambiance nocturne qui se prête aux confidences, la voix posée et aimante m'a raconté. Son enfance, sa jeunesse, le travail, l'amour, les enfants, le travail encore. Deux soirs à l'écouter comme un serpent charmé par la flûte. Lorsque le récit s'est terminé, aucun appareil ne l'avait enregistré. Pourtant, je le garde en mémoire, gravé, pour ne pas oublier, pour, en me le remémorant toujours, apprendre encore de ces mots simples mais sages.

La dernière fois que je l'ai vue, ses mains ont serré très fort les miennes. Ses yeux ont brillé plus que de coutume. Pour une fois, sa voix a tremblé. Debout, vêtue de son éternel tablier, au bout de la rue, je crois qu'elle savait.

1 commentaire:

lilichocolat a dit…

C'est sublime, émouvant. Bravo.