"Ils ont des pieds fabuleux, c'est leur outil de travail, trapu, charnu, palmé. Quand il marche, le pied sherpa vit, il ne se pose pas bêtement comme le nôtre dans un "ploc" poussiéreux, il s'épanouit, adhère, épouse. Légèrement rentré dedans, il pousse de tous ses orteils que l'on voit griffer le terrain. En fin de pas, il se recroqueville comme les pattes d'une mygale prête à bondir; en l'air, il pointe vers le ciel pour ne pas se meurtrir sur les pierres affleurantes et se repose après le gracieux déroulé de la plante sur le sol. Tibias et cuisses, sollicités depuis leur plus tendre enfance par l'effort des muscles, sont arqués, les tendons bandés. Les ongles n'en sont plus: variété inconnue de mille feuilles noirâtre, tranché à la hâche, déchiré au schiste, arraché par les racines. De profondes entailles sont la mémoire des kilomètres, de telle charge ou de telle étape. On lit facilement la vie d'un sherpa dans les lignes de son pied: semelle paliumpsete, corne stratifiée, desquamée par l'érosion du sol."
"Cela fait quatorze jours qu'elles sont inoccupées, mes mains, et qu'elles commencent à le faire savoir. Chômage technique. Retraite anticipée. La marche, c'est le glas des mains. Elles sont condamnées à pendre mollement toute la journée, à tirer de temps à autre sur une braguette ou, au mieux, prendre une photo. Pour se ressaisir, elles ont développé une extrême sensualité, aussi le contact d'un tronc moussu, d'une pierre sèche ou d'une fleur les met en transe. Elles n'hésitent pas alors à se jeter au cou du premier petit veau qui passe pour une chaude et fugitive caresse."
(Alexandre Poussin, Sylvain Tesson, La marche dans le ciel)
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