mardi 13 novembre 2018

Petit pays

Gaël Faye, Petit Pays, 2016.
"Waou ! Pfiuuuu... Purée !...
- Quoi ?
- Ce bouquin !..."
Voici en exclusivité la teneur de la riche et dense conversation que j'ai pu tenir juste après avoir refermé le livre de Gaël Faye. Les seules onomatopées que j'ai pu extraire de ma bouche, c'était déjà trop de mots pour cette œuvre. Parce que pour la décrire, il n'y en a pas. Jee vais tout de même tenter de faire un effort et de structurer mon ressenti, car sinon on ne va pas aller très loin, vous et moi.

"La musique est un cri qui vient de l'intérieur", disait un célèbre chanteur stéphanois. Les mots de Gaël Faye doivent venir de là aussi. Du plus profond, des tripes, du bide. Et en même temps du rêve, de quelque chose d'onirique et d'enfantin qui vient s'écrabouiller sur l'absurde tragédie de la guerre comme des papillons sur un pare-brise. Je structure, je structure... 
Nous sommes en 1992, à Bujumbura, la capitale du Burundi. Gaby a dix ans et vit avec son père, français, sa mère Rwandaise et sa petite sœur Ana. C'est le temps de l'enfance, de l'innocence, des mangues gorgées de sucre et de soleil, des escapades dans le quartier avec les copains et des petites bêtises sans grandes conséquences. Le narrateur, adulte, se souvient de cette période comme d'un âge d'or. Peut-être l'embellit-il d'ailleurs avec la distance. Le père de Gaby refuse que ses enfants entendent parler de politique. Les conflits d'intérêts et de pouvoir sont loin et c'est très bien ainsi. Certes, les domestiques sont noirs, les blancs installés là depuis l'époque de la colonisation maintiennent un ordre établi archaïque, mais on n'y prête plus attention. Il en a toujours été ainsi et, pour Gaby, chaque chose est à sa place. Petit à petit, pourtant, le malaise s'insinue dans la vie familiale, dans le pays, dans le quartier, dans la bande de copains et dans la tête de Gaby. Une réflexion raciste plus appuyée que d'habitude de la part de Jacques, l'ami belge des parents. Une réaction d'Yvonne, la mère de Gaby, qui pour une fois soutient le regard du colon. Le conflit qui lézarde la solidité du couple. Quelque chose d'irréparable qui s'installe. Au Rwanda, juste de l'autre côté de la frontière, les Hutus et les Tutsis s'affrontent encore. Ce n'est pas la première fois que la guerre civile éclate dans le pays et c'est la raison pour laquelle la mère de Gaby ainsi que le reste de sa famille vit en exil au Burundi. Seulement, le cœur d'Yvonne est là-bas, sur sa terre de naissance. Et elle en tremble de peur. La rupture entre les parents est consommée. Yvonne quitte le foyer et laisse les enfants avec leur père. La réalité commence à prendre corps dans la vie de Gaby.

D'autant qu'au Burundi, les élections approchent et que, si la démocratie engendre des espoirs de la part de la population, elle provoque aussi des craintes. Et celles-ci sont justifiées. Coup d'état. Représailles. Assassinats. Couvre feu. Et dans le poste de radio, les informations venant du Rwanda où les Tutsis se font massacrer par les Hutus. Jusqu'au bout, Gaby tente de s'accrocher à son enfance, comme un petit garçon qui plisse violemment les yeux pour que le rêve de la nuit passée ne s'évapore pas. Dans sa bande, les copains plongent tête la première dans la réalité du conflit. Ils s'endurcissent, parlent comme des hommes, trouvent des armes, s'organisent non plus en bande, mais en gang. Balles perdues. Agressions. Meurtres. Gaby s'éloigne du groupe pour se réfugier dans la littérature et dans les romans que lui prête madame Economopoulos, une immigrée grecque. Pendant ce temps, Yvonne décide coûte que coûte de partir au Rwanda, essayer de retrouver son frère, sa cousine et ses enfants après le cessez-le-feu. Elle ne réapparaît à la maison que traînée par Jacques, l'ami qui l'a retrouvée par hasard, errant dans une rue, métamorphosée. 
En fait, l'histoire, on la connaît. La guerre. Le génocide. Le silence de l'Europe. L'horreur pendant des mois. Et nous, Français, devant la télé. Loin, très loin. A l'abri. En sécurité. Spectateurs distancié d'un film plutôt réaliste. Gaël Faye choisit de nous raconter l'histoire de l'intérieur, telle que son personnage l'a vécue. Attention, ceci n'est pas une autobiographie, insiste-t-il. Ceci est une fiction. Enfin, non, Gaël, pardon. Avec tout mon respect. Ceci n'est pas un roman. C'est un poème. Un hymne à l'enfance qu'on assassine. A l'innocence pure et sucrée que l'on projette dans la guerre, de la même façon que l'on jetterait une fleur dans l'eau bouillante. Ceci est un tableau, un chant d'amour à un pays, un dessin tracé avec un doigt d'enfant sur la terre brune avant que celle-ci ne s'inonde de sang. Monsieur Gaël Faye, merci. Merci d'être venu pas loin de chez nous et de nous avoir offert cette lecture musicale, ce récit chanté, ces vers récités sur la guitare. Merci d'avoir écrit et de continuer à le faire. Merci d'ouvrir grand la porte des possibles et de raconter en toute liberté, d'exploser les moules, de revisiter la grande histoire et d'en faire quelque chose de particulier, de sensoriel, de corporel. Merci pour cette bouffée d'air offerte, pour cette affirmation humaniste. Voilà ce que c'est que la guerre. C'est un exterminateur d'enfances. Et en réponse, voilà ce qu'est l'art : une éclatante et vibrante catharsis. 

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