Adolescente, je m'étais prise de passion pour le Mexique. Je décalquais les photos des temples mayas et je dressais des listes interminables de livres à lire sur le sujet. J'établis toujours ce genre de liste, sauf qu'aujourd'hui internet me permet en général de trouver ce que je veux. A l'époque, les bibliothécaires roulaient des yeux ulcérés par l'incompréhension en me voyant tapoter sur le clavier de leurs ordinateurs, dans l'encadré "Rechercher", des titres aussi farfelus qu'inconnus de leur services. J'ai retrouvé Les enfants de Sanchez, d'occasion (je n'achète presque plus que des livres d'occasion) et me suis félicitée 1. de l'avoir enfin dans ma bibliothèque 2. de ne pas l'avoir lu quand j'étais adolescente. J'avais fantasmé ce bouquin en y projetant toutes mes envies : il me racontera la vie d'une famille mexicaine, me fera voyager à travers leurs traditions, me fera voir du pays. En effet, le pavé de 600 pages raconte bien la vie d'une famille mexicaine, mais à quinze ans, certaines scènes m'auraient choquée et je n'aurais pas eu la maturité nécessaire pour lire entre les lignes. Car il ne s'agit pas de folklore. Il s'agit d'anthropologie.
La conclusion à tirer de cette lecture, c'est que la pauvreté est mère de tous les vices ; ou que le vice conduit à la pauvreté. Sans chercher à savoir qui, de l'œuf ou de la poule, on peut dire que, dans tous les cas, les deux sont liés. La vie de cette famille transpire la misère. Bien qu'elle ne figure pas au palmarès des plus pauvres parmi les pauvres du Mexique, la recherche d'argent - on n'est pas loin du roman picaresque - est ce qui les anime au quotidien. Et, bizarrement, pas vraiment la sortie de leur statut ni l'ascension sociale, la conscience de "classe" étant très marquée et directrice de leur destin. Le père, lui, a vu sa vie évoluer entre son enfance misérable à Veracruz et son établissement à Mexico, où il a réussi à trouver un travail fixe et à faire vivre sa famille plus ou moins décemment. Il est profondément déçu que ses enfants n'aient pas suivi son chemin, les garçons bagarrant et se saoulant plus que de raison et l'une des filles mère bien trop tôt et à de multiples reprises. Le cas de Consuelo, l'autre fille, est très intéressant en ce qu'il reflète cette impossibilité génétique de gravir les échelons. Elle a beau essayer d'étudier, quelque chose, un lien profond, la renvoie sans cesse au marasme familial. Et au lieu de l'encourager et de suivre son exemple, elle qui travaille et cherche à s'assumer, à ne pas dépendre d'un homme et à se réaliser, ses frères et sœurs la culpabilisent, méprisent sa tendance à vouloir "changer de classe". Le père le dit lui-même : que cherche-t-elle ? Quand on est pauvre, on le reste.
Pour les femmes, la relation avec les hommes les contraint à demeurer esclaves de ce que leur corps peut apporter de plaisir. On ne se marie pas, chez les pauvres. On voit une femme, on la prend, on lui saute dessus, on lui fait des gosses, on la bat, on la quitte, on va voir ailleurs et le scénario recommence avec une autre. Les hommes distribuent ainsi leur semence un peu partout dans le voisinage et entretiennent plusieurs "familles" en même temps. Si les guillemets sont nécessaires, c'est que le noyau familial n'existe quasiment pas. Rien de plus instable qu'un couple, rien de plus fréquent que des enfants abandonnés à leur sort parce que la mère est morte ou que le père est allé faire sa vie avec une autre femme. La pauvreté appelle la pauvreté, la violence appelle la violence et ces deux fléaux deviennent héréditaires. Aucune perspective d'avenir dans ces "viviendas", ces cours intérieures autour desquelles vivent des familles affamées et endettées dans les petites pièces sans meubles, sans confort, sans fenêtres. On comprend que chaque vivienda est une micro société de laquelle il est quasiment impossible de sortir et vers laquelle, inexorablement, on finit toujours par revenir.
Ce qui est intéressant, c'est qu'au delà de l'analyse anthropologique qu'on peut tirer de ce livre, au delà du constat purement sociologique sur les dégâts de la violence, de l'alcool et du machisme exacerbé et agressif, c'est le côté psychologique qui passionne. Chaque personnage se confie généreusement à Oscar Lewis, lui livrant sans retenue ses espoirs déçus, ses états d'âme, les péripéties de sa vie. De résilience, on n'en voit pas l'ombre. Mais là où une simple étude nous aurait fait détester ce milieu, les témoignages à la première personne nous offrent une palette de nuances, nous rendent attachantes ces personnalités multiples, engluées dans leur misère sentimentale, orphelins malheureux dont l'absence de mère a marqué le chemin.
On devrait faire plus ample connaissance avec le monde, se dit-on alors, avec les gens et leurs histoires. On devrait écouter ces voix souvent ignorées ou passées sous silence. Alors, on cesserait de vouloir classer les bons et les mauvais en deux catégories bien distinctes. On ne verrait plus de tout noir ou de tout blanc. De toute évidence, c'est le contact avec les mille et une nuances de gris qui nous rend plus tolérants.
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