jeudi 5 décembre 2013

Enseignants à la dérive

Nous ne sommes pas dans la France profonde et rurale du début du XXème siècle. Non, nous sommes simplement en province, en 2013. Les conditions n'ont pas changé. Il semble même qu'au regard du reste de la société, elles se soient empirées.
Car que dire d'un système qui n'autorise les mutations que selon un obscur et rétrograde calcul de points, points que l'on obtient à  un rythme si lent que l'idée de la mutation en province relève presque de la science fiction ? L'Education Nationale veut garder ses enseignants en région parisienne, qu'on se le dise. Prenons un simple exemple : il faut entre 500 et 1500 points, selon les matières, pour parvenir à changer d'académie, alors que le rythme d'obtention des fameux sésames est le suivant, 10 points par an, 7 points par échelon. Cherchez l'erreur. Souvent, le fait d'être marié dans une autre région ne suffit même pas à  faire pencher la balance. Comment construire une vie quand on est loin de chez soi ? Comment bien faire son travail quand on ne peut pas décider de l'endroit où l'on veut faire son nid, lorsqu'on vit frustré de ne pouvoir se libérer de ce boulet au pied ? Car cette fameuse "sécurité de l'emploi", que beaucoup nous renvoient au visage avec jalousie, n'est rien d'autre que l'enchaînement à une institution qui demande plus à ses enseignants de renoncer à  toute velléité de mouvement que d'être performants et utiles. Lassés de cette stagnation  et de ces modes de recrutement archaïques, nombreux sont ceux qui rêveraient de briser le système inégalitaire et injuste des mutations pour aller se présenter de leur propre chef, CV sous le bras, aux établissements de leur choix. Mais ce serait trop simple et ce ne sont pas les compétences qui comptent dans ce métier. Pour preuve, le recrutement de plus en plus conséquent d'étudiants dépourvus de toute formation pour pourvoir les postes vacants, et un travail qui s'apparente de plus en plus à un remplissage de formulaires censés évaluer les "savoir-faire" et les "savoir-être" des élèves, au détriment du contenu. 
Les heureux élus qui parviennent enfin à quitter l'enfer de la banlieue parisienne ne sont pourtant pas au bout de leur peine. Pour la plupart, c'est même le début des galères. En effet, les enseignants mutés en province se retrouvent en général sur 2 établissements, quand ce n'est pas sur 3 ou 4, le partage se faisant souvent dans la même journée. Il n'est pas rare de les voir passer 2 heures journalières sur des petites routes de campagne. Et cela sans dédommagement. Là encore, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué, le système s'est invraisemblablement compliqué. Auparavant, les différents rectorats octroyaient à leurs enseignants itinérants une sorte de forfait de déplacement qui pouvait correspondre à moins de 100 euros mensuels. Cela ne couvrait de toute façon pas des frais qui s'élèvent plutôt entre 150 et 200 euros (carburant, usure de la voiture, etc...), mais cela avait le mérite de tomber directement dans l'escarcelle des profs. Aujourd'hui, bénie soit l'administration qui ne sait jamais quoi faire pour compliquer la vie des gens, l'Education Nationale a pondu un nouveau système, dont les étapes sont les suivantes : constitution d'un dossier aux multiples pièces justificatives, envoi d'un mot de passe, enregistrement des heures de service sur un logiciel, renvoi d'un nouveau code, déclaration mensuelle des jours travaillés, puis, enfin, paiement des frais de déplacement. Au mois de décembre, c'est-à-dire 3 mois après la rentrée, la plupart des enseignants n'ont toujours pas reçu leur premier code. Selon ce qu'en disent d'autres profs, plus blasés qu'en colère, l'argent ne serait pas versé sur les comptes avant le mois de mars. Quand tout va bien. Autant dire qu'ils travaillent sans dédommagement. 
Et c'est à ces gens-là, à 1850 euros après 10 ans de bons et loyaux service et 5 années d'études après le BAC (dont un concours très difficile à obtenir), que les directeurs d'établissements affirment qu'ils devraient "comprendre la chance qu'ils ont" et que ce système de travail itinérant, aussi contraignant que celui d'un curé de campagne, "est au contraire très avantageux". Avantageux, sans doute, pour celui qui en a fait son sacerdoce, et qui en revanche n'a aucune prétention d'avoir une vie privée : réunions à tout bout de champs, conseils de classe qui se terminent à 21h, quand ce n'est pas plus tard encore, et le tout sans véritable dédommagement. Heures supplémentaires nocturnes gratuites. 
Il faut alors comprendre pourquoi de nombreux enseignants, plus nombreux chaque année d'ailleurs, se lancent dans la bataille pour quitter l'Education Nationale. Car il s'agit d'une véritable bataille. Si au moins l'institution autorisait ses ouailles à prendre l'air pendant quelques mois, un ou deux ans, avant de revenir à leur métier ? Mais non, pas de leste, jamais. Pas moyen d'obtenir un congé de formation pour enrichir son expérience. Impossible ? Non, pas du tout, c'est ce que l'on vous répondra. Mais l'avilissant système par points sévit aussi dans ce domaine. Si vous voulez préparer l'agrégation, c'est-à-dire rester dans le sérail, vous aurez peut-être la chance d'obtenir ce fameux congé. Mais ne vous avisez pas de le demander pour une reprise d'études, pire, pour une formation qui n'aurait rien à voir avec l'enseignement et qui serait susceptible de vous mettre l'eau à la bouche, de vous pousser vers la sortie. Dans ce dernier cas, zéro point attribué sur le dossier, vous êtes dans un cul de sac. Reste alors à démissionner. Mais quitter l'Education Nationale se révèle aussi difficile que de s'évader de l'Alcatraz. Il suffit de prêter l'oreille aux récits de ces quelques téméraires qui ont dû faire le siège des différentes administrations avant d'être entendus et de pouvoir enfin, parfois 2 ans après leur décision, franchir la porte de sortie. 
Le panorama est bien noir et ce qui est dit ici n'est qu'un échantillon de toutes les tracasseries administratives et autres complications et absurdités que doivent affronter les enseignants, en particulier en province. Il faut le voir pour le croire. Ceux qui fantasment encore sur la situation prétendument privilégiée des enseignants et jalousent leur position, qui pourtant s'est bien dégradée, n'ont décidément pas retiré de leurs yeux le filtre déformant à travers lequel ils regardent une réalité bien pitoyable. 

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