L’art d’écrire des contes brefs
Victor Montoya - Traduit de l'espagnol par Emilie Beaudet
Le Tio, comme tout diable à la vaste culture et défenseur déclaré du conte bref –très bref-, profita de l’une de nos conversations pour me donner une leçon sur l’art de travailler la parole avec la précision d’un orfèvre.
-Ecrire un conte bref revient à graver un vers de Garcia Lorca sur une bague de fiançailles, dit-il. C’est aussi facile que cela mais à la fois difficile.
Je le regardai en silence, en pensant que le Tio, malgré ses attributs de Satan, ne dit jamais les choses à la légère. C’est un type assez intelligent, savant dans le domaine des sciences occultes et des sciences des sciences. Que ne sait-il pas ? Que ne peut-il pas ? Que ne veut-il pas? Il est un modèle de constance et de rigueur intellectuelle. Et, ce qui est plus étonnant encore, il a une réponse à chaque question. Ainsi, un jour, tandis que nous parlions de littérature et de littérature, il dit : « Les hommes écrivent des contes violents ». Et les femmes ?, lui demandai-je. « C’est une autre histoire”, me répondit-il.
-A ton avis, comment reconnaît-on un bon écrivain de contes ?, lui demandai-je pour tester ses connaissances.
-Pour commencer, le bon écrivain se reconnaît même à sa façon de marcher, répliqua-t-il avec la sagesse de celui qui possède le don du génie et la magie de la parole. L’écrivain de nature n’a pas besoin de carte de visite, de critique ou de reconnaissance. Chez lui, plus que chez quiconque, la passion d’écrire revient à être possédé, une façon de léviter au bord du délire, de mettre en pièces la réalité et de raconter un conte dans lequel le mensonge est si réel que personne ne le met en doute, outre le fait que son vice d’écrire dans la solitude est une maladie endémique et sans remède. Personne ne peut le libérer de cette contrainte volontaire, pas même le Christ en caleçon…
Le Tio, conscient du fait que la vertu de l’intellectuel consiste à simplifier ce qui est complexe et non de rendre plus complexe ce qui est simple, se donnait des airs de m’administrer les connaissances comme à la cuillère, appliquant une didactique plus efficace que celle d’un professeur émérite. Mais lorsqu’il parlait d’un thème apparemment difficile, comme l’est la littérature, il le faisait avec une grande désinvolture et de nombreux exemples.
-Et comment sait-on qu’un conte est un bon conte ?, lui demandai-je avec la curiosité de quelqu’un qui profite d’une discussion sur l’art d’écrire.
-Quand il t’attrape depuis le début et que la langue flue de sa propre force, quand le lecteur reconnaît les situations du conte et commence à s’identifier avec les personnages, lesquels, par leur vraisemblance, cessent d’être de pures inventions pour devenir crédibles aux yeux du lecteur. Un bon conte ressemble à un kaléidoscope, où l’on trouve de nouvelles figures littéraires chaque fois qu’on le lit et le relit. Evidemment, tout cela ne dépend pas seulement de la perfection formelle du conte, en y incluant le thème, le langage et le style, mais aussi de l’adresse de l’auteur, lequel doit maintenir le suspense chez le lecteur jusqu’à la fin. Dans le meilleur des cas, le conte doit avoir un dénouement surprenant et inattendu, parce qu’un conte sans une fin surprenante est comme un cadeau découvert avant Noël.
-Et si le conte n’attrape pas dès le début et ne maintient pas la tension dans l’esprit du lecteur jusqu’à la fin, que faire ?, lui demandai-je, tandis que je me remémorais les mauvais contes que j’avais écrits dans ma jeunesse en les prenant pour des chefs d’œuvre.
-Ah!, répondit le Tio, en se réinstallant sur son trône. Dans ce cas le mieux est de le jeter comme lorsqu’on fait tomber un édifice dont les portes et les fenêtres auraient été construites sur le toit. A ce propos, Garcia Marquez dit : « L’effort d’écrire un conte court est aussi intense que de commencer un roman ». Et si le conte, pour une raison mystérieuse, ne réussit pas dès le début, ce qui est conseillé est de « le recommencer par un autre chemin, ou de le jeter à la poubelle », parce qu’écrire un conte qui ne veut pas être écrit, c’est comme forcer une femme qui ne t’aime pas.
Je pensai qu’il n’est pas facile d’être maçon de la littérature, un métier qui semble réservé à ceux qui, depuis l’instant où ils conçoivent une histoire dans leur imagination, se sentent pris dans un tourbillon d’images et de mots.
-Une autre question, lui dis-je. A ton avis, qui est le bon écrivain de contes ?
-Le type qui voit comme dans un film l’œuvre de sa création et qui est capable d’inventer des fictions sur les trois piliers fondamentaux de la condition humaine : la vie, l’amour, la mort, bien que certains critiques disent que le plus important n’est pas CE QUI est raconté mais COMMENT on le raconte. Il ne fait aucun doute non plus qu’un bon écrivain de contes brefs, utilisant les instruments simples de la parole écrite, est capable de créer des personnages, auxquels il concède une vie propre avec son élan et son talent, et qu’il les crée non pas d’une motte de terre, comme Dieu créa l’homme, mais d’un petit tas de mots, tout comme toi tu me crées contre vents et marées, me donnant un souffle de vie dans tes contes de la mine. Le bon écrivain possède la magie de faire sortir des mots jusque de ses poches, comme le magicien fait sortir des colombes des manches de sa chemise.
-A propos d’ambiances et de personnages, quelques-uns de mes lecteurs disent que je me répète trop, que je patine toujours sur le même thème et sur le même personnage.
-Bah!, ronchonna le Tio. Ne leur prête pas attention, continue d’insister sur le même thème, continue d’écrire sur le Tio de la mine et, comme recommandait le vieux Tolstoï : « Décris ton village et tu seras universel ».
En effet, je me promis en mon for intérieur de continuer à écrire sur la réalité dantesque des mineurs et sur les traits d’esprit de leur dieu et de leur diable protecteur incarnés dans le Tio, le même qui en ce moment conversait avec moi sur ses auteurs préférés et sur les clés du conte bref, en me donnant l’opportunité de lui demander encore et encore, par exemple, comment choisir un bon conte au milieu de tout ce bla-bla?
-Cela varie d’un lecteur à l’autre, précisa-t-il. Il y a des contes et des conteurs pour tous les goûts. Plus encore, les contes, de même que leurs auteurs, ont des formes, des tailles et des contenus divers. Ainsi il existe des contes longs, comme ceux de Julio Cortazar et des contes courts comme ceux de Tito Monterroso ; des contes légers comme ceux de Julio Ramon Ribeyro et des contes lourds comme ceux de Lezama Lima ; des contes tordus comme Augusto Cespedes et des contes ivres comme Edgar Allan Poe ; des contes humoristiques comme Bryce Echenique et des contes angoissés comme Franz Kafka ; des contes érudits comme JL Borges et des contes dandys comme Oscar Wilde ; des contes pervers comme le Marquis de Sade et des contes dégénérés comme Charles Bukovski ; des contes décents comme Anton Tchékhov et des contes érotiques comme Anaïs Nin ; des contes du réalisme social comme Maxime Gorki et des contes du réalisme magique comme Garcia Marquez ; des contes suicidaires comme Horacio Quiroga et des contes timides comme Juan Rulfo ; des contes naturalistes comme Guy de Maupassant et des contes de science-fiction comme Isaac Asimov ; des contes psychologiques comme William Faulkner et des contes intimistes comme JC Onetti ; des contes de la tradition orale comme Charles Perrault et des contes pour enfants comme HC Andersen ; des contes de la mine comme Baldomero Lillo, des contes ruraux comme Ciro Alegria, des contes urbains comme Mario Benedetti et ainsi, comme dans tous ces exemples, il y a un tas de contes comme il y a de tout dans la vigne du Seigneur. Le fait de savoir les choisir n’est pas une responsabilité de l’écrivain mais un travail qui revient au lecteur.
En écoutant le flot de noms, dans ma condition d’éternel apprenti, je restai ébahi par la science du Tio, qui connaissait les techniques de l’art de narrer sans avoir écrit un seul conte. Evidemment, il n’avait aucune raison de le faire, puisque entre ses mains il avait un écrivain comme moi, chargé de transcrire ce que son ingéniosité et son cœur de diable me dictaient.
Ma curiosité d’en savoir plus sur l’art d’écrire des contes brefs allait croissant, jusqu’à ce que je recherche la raison de sa préférence pour le conte bref.
Le Tio s’appuya sur le dossier de son trône, dressa la tête, croisa les bras et expliqua :
-Parce que c’est une création littéraire dans laquelle sont réunies la brièveté, la précision verbale et l’originalité, mais aussi la syntaxe correcte et la clarté sémantique, car cela n’est pas la même chose de dire : « Deux tasses de lait » ou « deux lasses de thé », ou de dire « La Vierge de la mine » et « la mine de la Vierge ».
J’étais sur le point d’ouvrir la bouche lorsque, sans qu’il se fiche le moins du monde de ce que je voulais dire, il me devança avec l’agilité propre d’un grand orateur.
-Le conte bref est un temps concentré, si concentré que, parfois, il peut être simplement composé par un titre et une phrase. Nous avons par exemple « Le dinosaure », un petit conte court comme son auteur : « Lorsque je me réveillai, le dinosaure était toujours là », disait Monterroso, sûr d’avoir capturé un animal préhistorique en sept mots. Un autre exemple, Anton Tchékhov, peut-être sans le savoir, écrivit dans son cahier de notes une anecdote, qui aurait très bien pu être un conte condensé : « Un homme, à Monte Carlo, va au casino, gagne un million, rentre chez lui, se suicide ». Dommage que le russe laissa cette idée parmi ses notes comme un diamant non poli. Autrement, cela aurait pu être le conte bref le plus parfait sur la vie d’un millionnaire suicidaire. Qu’en penses-tu, hein ? Qu’en penses-tu ?
-Et que me dis-tu sur les contes de longue haleine?, lui demandai-je, seulement pour apporter de l’eau à son moulin.
Le Tio se rendit compte de mon attitude de questionneur, promena son regard un peu partout, lissa ses moustaches avec sa langue et répondit :
-Les contes longs sont comme les longs métrages, si tu ne finis pas par t’endormir, tu finis en bâillant comme quand tu mets le nez dans des mots croisés. Dans le conte bref, qui se différencie du roman par sa taille, ne doivent figurer que les mots nécessaires. Ce n’est pas en vain que Cortazar disait que le conte est instantané comme une photographie et que le roman est long comme un film.
-Donc la clé d’un conte bref réside dans la synthèse du langage, dis-je sans être très sûr de ce que je disais.
-Plus que de la synthèse, précisa le Tio, il est nécessaire d’économiser le langage, d’éviter « l’inflation parolière », comme dit Eduardo Galeano, qui a parcouru un long chemin vers le dénuement de la parole. Le langage doit être sobre et simple, le plus simple et clair possible. Il ne sert à rien d’écrire une prose fleurie et bigarrée, ou d’utiliser un langage ronflant, ou encore de faire du conte un arbre à l’abondant feuillage et aux fruits rares. Au contraire, il s’agit de faire un « striptease » du langage, jusqu’à le laisser dans sa pure simplicité et son enchantement, parce que dans la simplicité du langage se cache la beauté de l’art littéraire…
-En quoi consiste ce processus de dénuement de la parole, interrompis-je, sans savoir compris le cœur du problème.
-C’est facile, dit-il. Te souviens-tu du petit exemple sur la pancarte du marchand de poisson ?
-Non, répondis-je, en me grattant la tête.
-Aïe, aïe, aïe. Quelle petite tête, hein !, exagéra-t-il. Selon l’exemple de Galeano, le marchand de poisson écrivit au feutre à l’entrée de son magasin : « ICI ON VEND DU POISSON FRAIS ». Un voisin passa et lui dit : « Il est évident que c’est « ici », ce n’est pas la peine de l’écrire ». Et il effaça le mot ICI. Un autre voisin passa et lui dit : « Il n’est pas nécessaire d’écrire « on vend », ou bien est-ce que vous donnez le poisson ? » Et il effaça ON VEND. Ne resta que POISSON FRAIS. Oui. Un autre voisin passa et dit: “Est-ce que vous croyez que quelqu’un pense que vous vendez du poisson pourri, en écrivant « frais »… ? Et il effaça FRAIS. Il ne restait plus que POISSON. C’est ainsi… Jusqu’à ce qu’un autre voisin passe et dise au marchand de poisson : « Pourquoi écrivez-vous « poisson » ? Vous imaginez-vous qu’on pense que vous vendez autre chose que du poisson, avec l’odeur qui sort d’ici ? » C’est ainsi que le marchand de poisson retira les mots qu’il avait écrits à l’entrée de son magasin…
Le Tio semblait léviter tout en parlant, comme faisant montre de sa mémoire efficace. Il marqua une brève pause et poursuivit :
-Que penses-tu de l’idée de ce sacré Galeano, ce bourlingueur qui, en plus de faire un « striptease » du langage, a réussi à écrire l’histoire de l’Amérique Latine en petits morceaux et avec les veines ouvertes ?
-Très bon exemple, très bon, répondis-je. Mais, était-il nécessaire de retirer tous les mots de la pancarte ?
-C’est plus clair que de l’eau de roche. Il y a des choses qu’on ne peut pas palabrer comme cela. C’est pourquoi Galeano, suivant l’enseignement du maître Juan Carlos Onetti, prit conscience du fait que « les seuls mots qui méritent d’exister sont les mots meilleurs que le silence ».
-Je suis totalement d’accord avec cela, lui dis-je d’un seul coup. C’est comme quand on parle, si les mots que l’on va dire ne sont pas plus beaux que le silence, le mieux est de se taire.
-C’est ainsi, donc, approuva le Tio. Parfois, « la seule façon de dire c’est en se taisant », ou comme dit le vers de Pablo Neruda : « J’aime quand tu te tais parce que tu es comme absente… ».
A ce moment notre conversation s’interrompit et s’ouvrit un long silence.
Avant la tombée de la nuit, je me séparai du Tio, non sans l’avoir préalablement remercié pour son enseignement magistral qui, si je continuais à rabâcher mon métier d’artisan de la parole, m’aiderait à améliorer mes contes mal écrits, bien que je sache par expérience propre « qu’il est plus facile de dire que de faire», comme le dit le proverbe populaire.
J’allais franchir la porte, quand soudain, dans mon dos, j’entendis la voix du Tio:
-Ne cesse pas d’écrire des contes brefs, comme ceux qui me plaisent.
Je fis demi-tour, lui lançai un rapide coup d’œil et demandai:
-Comme quoi?
-Comme les contes miniers où je prends vie grâce aux aventures de ton imagination.
Je me retournai à nouveau et sortis en vitesse, sans laisser plus de mots que le silence derrière moi.
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