C'est idiot. J'avais préparé un commentaire de ce livre dont j'avais vu le titre et un bref résumé sur un journal. J'avais écrit quelques lignes pour expliquer, décrire, raconter, dire combien j'avais été marquée, éblouie, changée dans ma qualité de lectrice, interrogée en tant que femme et en tant qu'être humain. Et puis Toni Morrison est décédée. C'est seulement alors que j'ai découvert qui elle était. Et le commentaire que j'avais préparé pour le blog m'a semblé ridicule, microscopique, bête devant l'immensité de cet être que nous venions de perdre. "Elle est plus vaste que l'univers", avait dit d'elle Christiane Taubira dans La Grande Librairie.
Je vais quand même vous retranscrire ce que j'avais noté. Et puis, sur la pointe des pieds, je vais aller lire tout le reste de sa bibliographie, écouter ses paroles, m'asseoir et méditer sur tout cela. Aller à la rencontre de la grande Toni Morrison, parce que je sens qu'elle a beaucoup à m'apprendre.
D'abord, ce roman est un tissage. Entre nos doigts, on saisit un fil, puis un autre et ils se tressent ensemble. Au fur et à mesure, d'autres fils viennent s'ajouter et enrichir le tissage. Ce sont autant de détails, de couleurs, de matières qui alimentent la structure générale. A la fin du livre, le tissage est terminé et on en a une vue d'ensemble avec le chapitre conclusif qui vient mettre le récit en abîme, comme pour nous permettre de le regarder du dessus.
Les couleurs dominantes de ce tissage, maintenant. Le noir des peaux, le rouge du sang des esclaves. Nous sommes au XIXème siècle, à une époque de transition puisque certains états américains ont déjà aboli l'esclavage et d'autres non. En réalité, nous sommes hier, à une époque toute récente. A travers des flashs, des images, des souvenirs qui font remonter le traumatisme à la surface, on affronte la réalité en face : animalisation, bêtes de somme, femelles reproductrices, colliers de fer, mors dans la bouche, coups de fouet. Et puis les tentatives de fuite, la mort comme seul salut pour échapper aux blancs.
Le corps, c'est l'élément central du roman. Il est à la fois une possibilité et un obstacle dans la tentative de se considérer enfin comme humain et non comme animal, dans le fait de décider soi-même et pour soi-même ce que l'on fait de son propre corps. Enfanter des enfants libres. Trouver le plaisir physique, y avoir droit, bien que cette conception soit encore quasi irréalisable pour des corps qui ont connu le fouet et le viol, qui sont encore marqués par des cicatrices si grandes qu'elles dessinent un arbre aux mille branches dans les dos meurtris.
Tous ces souvenirs, les personnages du roman ne les invoquent pas, ne les racontent pas. On ne raconte pas l'irracontable. En revanche, les souvenirs passent par la fenêtre lorsqu'on leur ferme la porte, débordent des corps dans lesquels ils sont enfermés, prennent la forme de fantôme, resurgissent comme du vomi, des excréments, du sang. Encore des manifestations corporelles. Les souvenirs promettent de ne jamais laisser les esprits en paix.
En fait, Beloved est un roman sur l'oubli. Non pas qu'il le condamne. Mais il raconte parfaitement comment l'oubli n'existe pas. Comment le refoulement détruit, fait exploser les corps, entraîne vers la folie et finit par tuer. Toni Morrison ne raconte pas l'esclavage. Elle nous met devant les yeux le résultat de ce que nous voulons souvent ignorer. Et dans un geste immense d'amour universel, elle envelopper la souffrance des corps et des âmes et la sublime pour en faire une oeuvre d'art.
Source : https://www.nytimes.com/2019/08/09/opinion/roxane-gay-toni-morrison.html
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