Il y a les routes qu'on parcourt. Et il y a les routes que l'on dessine dans sa tête.
Elle passe me chercher en début d'après-midi. Quand je monte dans sa voiture blanche, je pense me rendre à un simple rendez-vous. J'ignore encore que ses routes vont me mener plus loin. Je ne me souviens plus comment le mot arrive dans la conversation, toujours est-il que, soudain, elle lâche "Burkina Faso" dans un sourire. Et nous voilà parties...
Inévitablement, je lui pose la première question : pourquoi et comment ? "Des religieuses burkinabè étaient venues faire des études dans le lycée près de chez moi, me répond-elle. Elles sont restées un certain temps et nous avons sympathisé. J'ai fini par y aller. Depuis, je m'y suis rendue six ou sept fois." Une proche me confiera deux jours plus tard : "C'est sa grande passion, sa deuxième patrie".
J'aime les histoires d'amour improbables, les unions qui défient les habitudes, bousculent le quotidien, envoient balader les frontières. Et j'aime par dessus tout faire parler les gens amoureux. Ils ont, comme dit la chanson, quelque chose au fond des yeux, un relent de l'ailleurs dans la voix, les émotions comme des dizaines d'étoiles qui fleurissent autour de la tête. Ils sont beaux. Pendant ce trajet de deux fois deux heures, le temps d'un aller-retour dans la mystérieuse Afrique, j'ai posé des questions, curieuse, affamée. Et elle m'a répondu, joyeuse, passionnée.
J'aime les histoires d'amour improbables, les unions qui défient les habitudes, bousculent le quotidien, envoient balader les frontières. Et j'aime par dessus tout faire parler les gens amoureux. Ils ont, comme dit la chanson, quelque chose au fond des yeux, un relent de l'ailleurs dans la voix, les émotions comme des dizaines d'étoiles qui fleurissent autour de la tête. Ils sont beaux. Pendant ce trajet de deux fois deux heures, le temps d'un aller-retour dans la mystérieuse Afrique, j'ai posé des questions, curieuse, affamée. Et elle m'a répondu, joyeuse, passionnée.
Alors qu'une voiture nous double, elle rit et se souvient :
"Un jour, nous devions aller à deux voitures chercher un groupe qui venait d'atterrir au Burkina. Le feu passe au rouge, la voiture devant moi passe. Moi, je m'arrête. La personne à côté de moi se tait. Vert, je redémarre. Au feu rouge suivant, je m'arrête encore. Cette fois, ma passagère s'exclame : ici, le soir, quand il n'y a personne, on passe, même si le feu est rouge ! Moi, je me suis arrêtée ! On est quand même arrivées à l'aéroport. Conduire au Burkina, c'est comme ça. Ils ont pourtant les mêmes panneaux que chez nous !"
Nous rions. Elle s'agace un peu à propos du milieu associatif et des malentendus que cela produit.
"Je me rappelle d'une association européenne, de coopération. Ils avaient monté une grande ferme et cela fonctionnait bien. Quand ils sont partis, il n'a pas fallu six mois pour que tout tombe en ruines. A l'abandon. Souvent, en tant que Français, on veut imposer notre façon de voir les choses et cela ne colle pas avec l'état d'esprit local. Une institutrice française tenait plus que tout à fonder une bibliothèque. Elle y a mis toute son énergie. Elle a fait venir des dizaines de cartons de France, des centaines de livres. Elle était très fière du travail accompli. Résultat : cette bibliothèque, personne ne l'a jamais fréquentée. Tout le monde s'en fichait. Pourquoi ? Elle avait fait venir toute la série des "Bibliothèque Rose", ces petits romans pour enfants qui parlent de chez nous, d'ici, de la France, des Blancs. La littérature africaine est tellement riche ! Les gens avaient envie de lire des choses qui les concernaient, qui leur ressemblaient, pas de genre de récits ! Je pensais qu'une institutrice aurait eu l'esprit un peu plus ouvert, aurait mieux cerné les choses. J'ai été déçue ! D'ailleurs, je lui ai dit."
Elle, elle cerne. Elle capte, elle ressent, elle mesure. On le comprend. Elle critique avec bienveillance, fulmine avec tendresse, décrit amoureusement. Elle saisit les travers, les habitudes, les bons et les mauvais côté sans jamais les juger.
"Nous, on se préoccupe trop. Là-bas, ça va bien comme ça peu. On se débrouille, on a des combines, on se la coule douce et ça suffit. On ne passe pas son temps à s'angoisser. Là-bas, au Burkina, ils ne sont pas stressés ! Et vous voulez que je vous dise ? Ce sont eux qui ont raison ! Au fond, on se croit meilleurs que tout le monde, nous, les Blancs. On veut imposer nos modes de pensée, au mépris de la culture locale. On devrait bien se garder de cela, être plus discret, modeste, humble."
J'approuve en souriant. Elle insiste :
"Quand on voit que sans eau courante, les Burkinabè sont beaucoup plus propres que nous, toujours tirés à quatre épingles, alors que nous, Français, on prend des douches interminables sans même se savonner ! On n'a pas volé notre réputation à l'étranger d'être des crasseux ! Quant aux femmes, elles sont extrêmement coquettes. Maquillées, coiffées, dans des tenues colorées et élégantes. Elles sont beaucoup plus pimpantes que nous !"
Je sens qu'elle les admire, ces femmes, et qu'elle l'aime, ce peuple qui a su l'accueillir comme une enfant de plus. Je sens qu'elle souffre de la violence qui s'est installée ces dernières années dans son cher pays. Elle se ferme soudain :
"Maintenant, il est quasiment impossible d'obtenir un visa pour le Burkina. Les milices djihadistes sont tout près et il y a des militaires partout. La dernière fois que j'y suis allée, c'était déjà limite. Un soir, j'ai entendu comme des coups de feu. Ce n'était pas un feu d'artifice : c'était le bruit des combats, ça tirait de partout. On a dû se confiner, rester dormir là où on se trouvait, se terrer. Je n'étais pas rassurée. Dire que les habitants vivent cela quotidiennement maintenant... La violence. C'est impensable. Attristant. J'ignore quand je pourrai y retourner."
Le temps s'arrête sur cette phrase en suspens. Sur l'autoroute, le ciel est gris anthracite, bleu indigo. Il va pleuvoir bientôt. Je ne sais pas ce qu'elle regarde, droit devant. La route, évidemment. Les souvenirs qui défilent. Moi, je suis en voyage. J'essaie de m'imaginer le "pays des hommes intègres", bienheureux, accueillants, assiégé par la terreur, pris dans le tourbillon d'un mauvais vent. A l'unisson de mon interlocutrice, j'ai les tripes nouées et le cœur serré.
Quand elle me dépose devant chez moi, je la remercie mille fois. Pour sa générosité, parce qu'elle m'a fait partager sans limites ce qu'elle a de plus cher. Elle, elle me remercie aussi. Pour ce trajet qu'elle n'a pas vu passer. Je crois qu'elle est heureuse de s'être confiée, d'avoir passé un relais. Au fond, les gens beaux, ce sont les gens amoureux qui vous entraînent dans leur passion, vous y laissent une place et vous offrent en cadeau les plus belles images qu'ils gardent en eux.
Merci, N., pour cet aller-retour au Burkina. A bientôt peut-être...
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