Il n'y a aucun secret là-dessus : j'aime énormément l'émission Rendez-vous en terre inconnue, dont le dernier numéro a amené le spationaute Thomas Pesquet en Colombie, à la rencontre des Kogis. Ces histoires de rencontres de deux univers totalement différents et ces liens qui se tissent malgré tout entre l'invité et ses hôtes relèvent de quelque chose de magique, dans un mode où les relations entre êtres humains sont la plupart du temps gouvernées par l'envie, la peur, la haine ou l'intérêt.
Dans la plupart des émissions de la série, les invités montrent leurs émotions et les détracteurs du programme critiquent cette propension au pleurnichage de la part de pauvres garçons et filles riches venus chouiner sur des valeurs perdues. Ensuite, ils rentrent dans leur pays civilisé, dans leur 150 mètres carrés avec vue sur la Seine, commandent des sushis et la vie reprend son cours. Ce qui pousse les esprits chagrins à en conclure que ce programme ne sert à rien d'autre qu'à exaucer les caprices d'enfants gâtés au détriment des peuples autochtones. Certains adeptes de l'émission ont trouvé atypique, voire décevante, la "performance" de Thomas Pesquet. Le bonhomme n'est pas une pleureuse et, tout au long du reportage, on le voit peu exprimer ses émotions, douter, être touché par les êtres qui l'entourent. On imagine cependant qu'il ressent des choses mais ce n'est pas forcément télévisuel. Ce qui est en revanche hautement intéressant, c'est que rien ne vient polluer les paroles, les images, les actes qui nous sont présentés. Dénué de tout sentimentalisme, l'épisode nous permet d'accéder de plein pied à la compréhension d'un sujet essentiel dans l'histoire des relations humaines : la rencontre entre les peuples.
Mural de Diego Rivera représentant la conquête de l'empire aztèque
Les premiers rendez-vous
Avant de pénétrer réellement dans la communauté Kogis, Thomas Pesquet et Frédéric Lopez doivent rencontrer les chamans. Au bord de cette rivière, au-milieu de la forêt, en pleine montagne, les sorciers les sondent. Ce paysage de commencement du monde, ce silence végétal, ces indigènes face à ces deux grands occidentaux nous replongent irrémédiablement à l'époque des premières rencontres entre blancs et autochtones qui ont eu lieu en Amérique. L'opposition entre les deux scènes est criante. Les chamans demandent en effet à leurs invités européens de rassembler leurs pensées négatives (la peur en fait partie), puis de les abandonner là, à cet endroit précis, afin d'entrer dans leur communauté avec leurs seules pensées positives. Cela implique de faire confiance à l'autre. De compter sur lui pour être guidé à travers les coutumes, les habitudes et l'organisation sociale de la communauté. Sans a priori. Faisons maintenant un bon dans le passé. Revoyons les conquistadors, leur esprit de supériorité, leurs idées préconçues et leurs fantasmes de domination. Le monde aurait certainement été radicalement différent si les premières rencontres s'étaient déroulées sur le modèle de celle de Thomas Pesquet et des Kogis. Utopie ? Lorsque vous entrez pour la première fois dans la maison de quelqu'un, vous demandez si vos pieds mouillés de pluie et de boue ne risquent pas de salir les tapis, n'est-ce pas ? Même schéma.
Une scène du film "Même la pluie" ("También la lluvia") de Iciar Bollain montrant la confrontation entre Christophe Colomb et Hatuey
Partout dans le monde, l'homme blanc est venu imposer ses croyances et sa vision du monde de manière agressive. En tous temps, sa soif de profit, sa cupidité et sa conviction profonde d'être un être supérieur l'a fait arriver chez les autres en terrain conquis. Peu lui importe d'avoir les chaussures pleine de boue et de piétiner le tapis. Peu lui chaut de se montrer agressif, puisque la fin justifie les moyens. On sait aujourd'hui que les traumatismes des générations passées se transmettent sans que l'on en ait forcément conscience. On sait que l'héritage générationnel n'est pas que génétique mais est aussi psychologique. Cette rencontre extrêmement violente qui a donné lieu à des massacres, des conversions forcées, des confiscations de territoire et d'identité, a engendré un sentiment de peur qui se transmet depuis des siècles. Dans le cas des Kogis, cette peur, justifiée, compréhensible, a été démultipliée par une série d'expériences néfastes. D'abord, il y a eu la conquête espagnole. Puis, le conflit sanglant entre la guérilla marxiste des FARC et les paramilitaires du gouvernement. Aujourd'hui, l'homme blanc implante des usines ultra polluantes sur leur territoire. A chaque fois, on constate que l'étranger ne vient que pour semer la mort. Les populations se voient obligées de fuir, d'abandonner leurs terres ancestrales, de se réfugier dans les montagnes, tels des parias. Thomas Pesquet le confirme. "Tu te rends compte, ils ont PEUR de nous !". Il comprend que les Kogis ont dû endurer de terribles souffrances pour que leur venue, pourtant pacifique, soit un vecteur de peur. De la nouveauté, de la surprise, de l'étrangeté, passons, mais la peur est en elle-même un révélateur des épisodes terribles de leur histoire. Nous, les Blancs, faisons peur à des millions de gens dans le monde. Nous les avons traumatisés, volés, violés, spoliés, humiliés, rendus esclaves, massacrés, contaminés, dépouillés de leur identité, punis pour leurs croyances, condamnés au silence. Une femme battue, un enfant maltraité ressent cette peur durant toute sa vie. Même si cette personne s'en sort, elle transmettra un peu de cette peur à sa propre descendance. Imaginons-nous maintenant ce genre de traumatisme à l'échelle d'un groupe de population, d'une ethnie, d'un peuple, d'un pays, d'un continent. Nous comprenons alors que les dommages ne se sont pas limités à ceux qui ont vécu le premier rendez-vous manqué, mais perdurent encore aujourd'hui dans les inconscients, dans les souvenirs, dans l'héritage psychologique des peuples que nous avons martyrisés.
Danvin, "Entrevue avec les sauvages"
Pour se racheter, parce que certains avaient enfin compris l'horreur du processus entamé avec la colonisation, on a voulu redonner ses lettres de noblesse à cet autochtone que nous avions allègrement piétiné. On s'est mis à l'ausculter, à l'observer, à se rendre chez lui de manière pacifique pour étudier ses coutumes. On l'a élevé au rang de "bon sauvage". Seulement, là encore, nous avons fait fausse route. Le considérer comme tel n'avait rien d'une relation égalitaire et équitable. En valorisant sa prétendue sauvagerie, nous le méprisions. Il est difficile pour l'homme blanc de quitter son costume cravate auréolé de supériorité. La pitié, la charité ne sont que d'autres manifestations tout aussi sournoises du dédain. Bien sûr, nous ne leur faisions pas de mal. Bien sûr, nous nous montrions gentils et affables. Or, nous les considérions tout de même comme des sous-hommes, une étape moins évoluée de nous-mêmes, de petits frères qui n'auraient pas eu encore accès au développement et pour lesquelles nous éprouverions plus de tendresse que d'admiration, que nous regarderions de haut avec une attitude paternaliste et, encore une fois, dominatrice. Ce que dit Thomas Pesquet est frappant : chez les Kogis, nous sommes comme des enfants et ils nous traitent comme tels, parce qu'au fond, nous ne savons rien. Nous sommes incapables de nous débrouiller tout seuls. Impotents, remis à notre place d'incapables face à la nature. Incapables de se nourrir seuls, de construire une maison, de fonctionner en communauté. Individualistes handicapés de la relation sociale. Avec humour, les Kogis inversent la vapeur et nous font comprendre que les sauvages ne sont pas toujours ceux que l'on croit.
L'Américain John Chau tué par la tribu des Sentinelles qu'il était venu évangéliser
Après tout ce que nous avons fait vivre à des populations meurtries à travers le monde, la moindre des choses, c'est de se montrer discret et humble. De se faire tout petit. Quand on voyage, surtout, il faut garder dans un coin de la tête que nous sommes le pétrole qui rase les forêts, les champs de soja qui assèchent les terres, le trafic de drogue qui assassine, les diamants qui tuent, l'expansionnisme commercial et la mondialisation qui continuent de piller et de détruire. Comme le dit très bien Denis Mukwege dans son discours de réception du prix Nobel de la paix 2018, lorsque nous utilisons notre voiture, notre smartphone, nous devons toujours garder à l'esprit que des gens meurent chaque jour pour en fabriquer les composants. Au Congo, ce sont les mines de lithium qui dévorent les hommes. Mais les exemples à travers le monde sont légion. Alors, même si nous ne sommes pas à la tête de telles exploitations mortifères, nous devons garder les yeux ouverts, être conscients de ce que nous faisons et de ce que chacun de nos actes implique sur d'autres êtres humains. La prise de conscience est la première étape. Adapter son comportement en est une autre. A l'heure où le tourisme "solidaire" fleurit, on peut se demander comment il est possible qu'au XXI ème siècle, des jeunes gens pourtant dotés d'une intelligence conséquente s'arment encore de pitié et de condescendance et se prennent pour de nouveaux messies venus inonder le Tiers Monde de crayons de couleurs et de cahiers de brouillon. L'attention est louable, mais marque surtout la survivance de ce concept colonialiste de "bon sauvage" (d'autant plus lorsqu'il s'agit de diffuser une quelconque religion). De nombreuses associations "humanitaires" privées ne sont qu'une autre forme d'expression de l'orgueil blanc venu aider, civiliser, développer le pauvre habitant du Tiers Monde. Un manque d'humilité criant.
Photo tirée de la page Facebook de l'association Tchendukua, dont le fondateur est Eric Julien et qui aide les Kogis à racheter leurs terres
Une autre voie est possible
Quittons nos bottes souillées. Redescendons de notre estrade. Quand nous nous rendons quelque part, baissons les yeux, soyons humbles. Ne prétendons rien. Juste, apprenons. Redevenons élèves et acceptons d'être instruits par nos professeurs. Les Kogis, lucides, tiennent à dire à Thomas Pesquet tout le mal qu'ils pensent de nos usines. Le charbon, affirment-ils, ne doit plus être utilisé. Les ressources naturelles s'épuisent. La terre est fatiguée. Elle a la fièvre. Le bon sauvage nous en met plein la tête dans cette séquence. Rien à voir avec de la jolie sagesse autochtone et des maximes philosophiques pour illustrer un calendrier. Le réchauffement climatique est dans toutes les consciences. Nul n'est besoin d'engager d'éminents scientifiques et de mettre en place de coûteuses recherches pour tirer de telles conclusions. Pour les populations qui vivent dans, avec, au rythme de la nature, le constat est évident, la conclusion d'une simplicité enfantine. Apprenons de cela. Restons à notre place de cancres et cherchons à boire les paroles sages de nos enseignants. Et qui mieux que ces peuples autochtones pour nous rabattre le caquet et nous instruire ? Les problèmes, nous les connaissons. Les solutions existent. Quand voudrons-nous bien les écouter, apprendre nos leçons et réussir les tests futurs ? Les Kogis précisent bien qu'ils ne veulent pas nous voir. Ils refusent qu'on leur rende visite. Non pas parce qu'ils ne soient pas accueillants. Non pas qu'ils soient des hurons acariâtres. Cependant, nous leur avons fait trop de mal et la venue de touristes qui les regarderaient comme on guette des espèces rares dans un zoo ne leur fait pas envie. On les comprend. "Vous avez détruit vos terres, et maintenant, vous espérez venir chez nous pour profiter de cette nature que nous conservons si laborieusement ? La détruire à son tour ? Il n'en est pas ainsi." Le message est clair. Voyageons. Apprenons. Humbles. Pieds nus. Comme des enfants. N'ayons aucune autre ambition que de comprendre l'autre et de l'accepter tel qu'il est. Le rejeter, c'est perpétuer cette idée selon laquelle nous valons mieux que lui. A l'abri dans votre maison surchauffée, peuplée d'écrans plats et de frigos pleins à craquer, pouvons-nous vraiment nous sentir supérieurs à celui qui a traversé déserts, mers et frontières pour fuir courageusement la guerre cannibale que nous avons nous-mêmes nourrie d'armes et arrosée de contrats pétroliers ?
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