Je reviens du pèlerinage de Compostelle sur les épaules de Jean-Christophe Rufin. Ce fut très confortable, ma foi. Son récit est aux livres que j'avais qualifiés de "bien écrits" ce que l'enluminure est au gribouillage. Un type capable de décrire "le murmure tout proche du ressac qui ourdissait sans relâche son complot millénaire contre les terres", ça force le respect. Il aurait pu aller à la Mecque ou à Chartres, je l'aurais suivi aussi. S'il était un chanteur, on dirait de lui qu'il pourrait "chanter le bottin". Rufin n'écrit pas bien, il excelle. Prends-en de la graine, écrivain en herbe, apprend, enregistre. C'est un chef d'orchestre des mots, un Karajan de la langue française qui pioche avec génie les termes les plus précis dans la forêt des mots pour les ordonner avec brio et produire des descriptions non dénuées d'humour. Qu'il soit allé à Compostelle revêt alors une autre importance, de l'ordre du secondaire. Quoique, ce n'est pas si secondaire que cela.
Compostelle, c'est LE pèlerinage par définition, le Chemin qu'il faut avoir parcouru une fois dans sa vie, si l'on est adepte de cette mode qui veut nous remettre nos croquenots de bobos sur les routes. Il y en a même qui marchent en jeûnant, mais c'est une autre histoire. Rufin nous explique qu'il ne le fait ni pour la foi, ni pour les paysages, ni pour le tourisme. Juste pour lui, en égoïste. Il part d'Hendaye, longe la côte basque puis la Cantabrie et les Asturies, pour terminer sa route sur le Camino Francés à travers la Galice jusqu'au Graal. Bon marcheur, alpiniste, il ne se doute pas une seconde qu'au bout de quelques jours ses pieds vont pouvoir éclairer toute la Péninsule tant ils sont bardés d'ampoules, autant de diplômes acquis à la dure. Rufin nous présente son voyage en trois étapes : d'abord, une première semaine de doutes, de cogitations et de difficulté à cesser de ressasser ; ensuite, une deuxième semaine où la marche devient mécanique et où la machine avance en pilotage automatique, permettant à l'esprit de visiter avec plus de foi les sanctuaires qui se présentent à lui ; et puis, à l'abord de la troisième semaine, l'auteur nous confie sa victoire sur l'esprit, celle qui consiste à ne plus rien vouloir, ne plus rien espérer, et à avancer avec paix et confiance. Etat qu'il qualifie, faute de mieux, de "bouddhiste". Et de s'empresser de nous dire qu'il ne fait pas de prosélytisme, de nous rappeler qu'il a fait ce voyage uniquement pour lui, et pour lui seul.
Outre ces trois états du voyageur, le fil rouge demeure les rencontres, toutes plus piquantes et étonnantes les unes que les autres : de l'Autrichienne gloutonnement dragueuse au savoyard tout simplement parti de chez lui, un matin, comme s'il allait acheter des cigarettes, en passant par un duo de retraités allemands accros à la bière et à d'autres subterfuges. C'est du portrait haut en couleurs, ça madame ! De l'instantané, de l'eau forte de Goya. Et de pouvoir avoir ce livre en ses mains, c'est du luxe, que dis-je, un cadeau ! Ecrit par quelqu'un d'autres, ça aurait pu tourner au récit de voyage chiantissime où tous les jours se suivent et se ressemblent mais il n'en est rien. On arrive à Compostelle sans même s'en être rendu compte, avec en prime l'impression d'avoir fait le voyage avec lui, en profondeur.
Allez, en guise de conclusion, je ne résiste pas à vous reproduire ici un passage qui m'a amusée, tant par le fond que par la forme. Rufin ose allier la langue châtiée à des références toutes prosaïques. Espèce de génie !
(nous sommes à l'arrivée à Compostelle, lorsque l'auteur fait la queue dans les locaux du bureau qui lui délivrera sa fameuse compostela, papier attestant qu'il a bien effectué un minimum de 100 km à pied) :
"L'ambiance est assez froide, malgré tout, peut-être parce que les pèlerins appartiennent à deux catégories qui ne communiquent guère : les marcheurs et les cyclistes. On reconnaît ces derniers à leur maillot. Ils portent parfois jusque dans les bureaux leurs bizarres chaussures à cale-pieds. Ils sont bronzés, épilés et arborent sur le front des lunettes de soleil profilées. En les voyant aux côtés du marcheur au long cours, souvent hirsute et déguenillé, on a l'impression d'assister à la rencontre de Jean Valjean avec Alberto Contador."
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