Chacun a une manière particulière d'écouter de la musique. Pour ma part, je suis totalement compulsive, voire boulimique, puisqu'une fois que j'ai découvert la perle, je me mets à l'écouter en boucle, sans cesse, en répétition infinie, jusqu'à la connaître par coeur, à la variation de voix prêt, au millimètre de bande son, à la respiration prêt, souvent aussi jusqu'à l'overdose. Quand je dis "perle", la notion est évidemment très subjective. C'est une voix, une chanson, une mélodie, quelques mots, qui frappent mon esprit, entrent soudain en collision avec mon âme et provoquent une sorte de vibration, comme seule peut la provoquer l'addiction à une drogue. La musique comme un shoot. Alors, une fois que j'y ai goûté, je cherche à reproduire l'effet, à le faire perdurer encore et encore. J'apprends par coeur, j'ingurgite, je dévore, m'en remplis la tête en permanence, me farcis l'esprit, de là à totalement intégrer le morceau comme une partie de moi, comme une parcelle de mon être. Cela peut sans doute vous paraître un peu violent, comme méthode, une façon de faire presque tribale, sauvage, sans discernement, excessive. Comme un goujat s'empiffre de caviar sans en savourer le goût. Ensuite, je m'identifie tellement à ce rythme, ces phrases et ces accords, que je parviens même à en créer tout autour une ambiance, un mouvement, une oscillation, tout un monde. Et puis, comme je compose et chante moi-aussi, je restitue cet élan dans mon propre travail. Attention, il ne s'agit absolument pas de plagiat. D'ailleurs, souvent, je suis bien la seule à entendre la ressemblance entre ma nourriture et ma propre cuisine. De la même manière que je pars marcher en forêt pour trouver l'inspiration à mes textes en prose, la musique inspire mes chansons. Et alors, les arbres devraient-ils crier au plagiat ? Non, je ne leur emprunte rien. Juste, je me noie dans leur ombre, dans l'oxygène qu'ils dégagent et, grâce à cette fusion, je produis. Le processus est exactement similaire pour mes compositions.
Mes premières addictions remontent à l'enfance, sans doute, mais je ne me souviens d'elles que de par ce qu'on m'en a raconté. Chanter, par coeur, des chansons dont j'ignorais le sens. Ensuite, vers l'âge de dix ans, je me suis mise en tête de chanter juste. Il n'y avait pas de raison, je devais y arriver. J'ai donc appris par coeur des textes entiers de Cyndi Lauper et de Johnny Clegg, me suis entraînée sans relâche à copier leurs vocalises, leurs intonations, les ruptures dans leur voix. Je me souviens qu'à l'époque, la question, dans la cour de récréation, était : "et toi, c'est qui ton chanteur préféré ? Et ta chanteuse ?". C'était l'époque des boys bands et de Mariah Carey. Je répondais Johnny Clegg. Je recueillais des regards interrogateurs, effrayés, soudains distants. J'étais classée. Ensuite, j'ai découvert l'Amérique Latine. Mercedes Sosa, Emma Junaro, Esther Marisol, Soledad Bravo, Payita Sola, et j'en passe. Dans le salon de mon appartement d'étudiante, face à la chaîne hi-fi grésillante, je répétais. C'est à peu près à ce moment-là que j'ai commencé à écrire. Et puis, les Andes ont déferlé sur moi comme un tsunami. Tout a changé. Mon enfance musicale a été réduite à des cendres et l'envahisseur andin a construit, solidement, pour toujours, les bases de ce que j'écris, voire de ce que je suis aujourd'hui.
Quelques années de concerts, zampoñas, quenas, charangos, bombos plus tard, irrémédiablement bercée par les morenadas, huayños, taquiraris, tonadas, caporales, san juanitos, me voici enfin sortie de cette forteresse andine dans laquelle cette musique m'avait un peu enfermée. Aujourd'hui, j'ai bien conscience de mon impossibilité à me défaire de cette croûte terrestre en moi, de ce noyau dur. Car je me rends bien compte que, malgré une nouvelle diversification de mes écoutes, tout jaillit, pousse au creux de ce cepage. Alors, mes addictions musicales ne sont que des pollens qui viennent, certes toujours aussi intensément, féconder de leur exotisme la terre artistique que je me suis choisie.
Drogues dures dont je m'alimente depuis quelques temps :
- Yasmin Levy : voix de la diaspora des juifs d'Espagne, rauque et sensuelle, orientale et flamenco. Un voyage en Andalousie et bien au-delà, tout au fond des tripes.
- Susheela Raman : anglaise d'origine indienne qui mixe avec une subtilité renversante les chants traditionnels et un fond de rock.
- Bebe : chanteuse espagnole dont je suis tombée amoureuse des textes et du phrasé, une sorte de poésie crue, déjantée, réaliste et frisant la beauté suprême.
- Lila Downs : le Mexique dans toute sa splendeur, une déesse de la Terre.
Sans oublier les hommes !
- Bernard Lavilliers : qu'on ne présente plus. Ses textes façon poésie sur le fil du rasoir sont toujours aussi efficaces, et ses mélodies transportent vraiment loin. Un maître.
- Ricardo Arjona : guatemaltèque qui a tout en apparence pour être un chanteur à minettes mais dont les textes surprennent, changent de cap sans cesse. Il a le don d'associer des images de manière totalement inattendue, et ça prend.
- Stephan Eicher : c'est un retour à mon adolescence puisque j'ai toujours été fan. Allez savoir pourquoi ça me reprend là, maintenant ? Mystère. Une alchimie entre les mots et les rythmes, quelque chose comme un tissage fait avec application, art, délicatesse, intelligence. Je pourrais vous en parler pendant des heures. Vous l'aurez compris, je suis en pleine crise de boulimie !
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