mardi 28 novembre 2017

Quand les blogs de voyage réécrivent (mal) le monde

A force de lire des dizaines de blogs de voyage, d'observer les commentaires et les réactions qu'ils suscitent, on finit par avoir un panorama assez vaste et quasi exhaustif de ce microcosme virtuel. On peut alors tracer les grandes lignes de ce phénomène très bavard et en tirer des conclusions sociologiques. Les blogs de voyage drainent tellement d'utilisateurs et de lecteurs qu'on peut dire qu'ils sont à l'origine de tendances, de modes, de façons de penser. Pratiquement, ils sont en passe de créer un moule. Et c'est pas cool.

Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est purement fortuite. Si vous vous reconnaissez malgré tout, merci d'adopter autant que faire se peut une lecture distanciée et d'éviter, dans la mesure du possible, les commentaires hargneux. Ceci est un jeu. 

C'était mieux avant
Je ne m'en cache pas, je le pense. Et je ne suis pas la seule à le penser. A certaines exceptions près, les blogs de voyage étaient mieux avant. Quand tout a commencé, les gens étaient peu nombreux et avaient des choses à raconter. On n'amassait pas les destinations comme des allumettes pour bâtir la Tour Eiffel la plus rutilante. On n'énonçait pas le nombre de pays "faits" comme des trophées de chasse. D'ailleurs, on ne "faisait" pas une ville ou une région. On y allait et, en toute humilité, on regardait. Et puis on en parlait avec une jolie plume, on se documentait, on bouffait de l'histoire, de la géographie, de la religion et des coutumes en veux-tu en voilà. Bref, les blogs de voyage, c'était déjà du journalisme. Ensuite, les participants à la fête se sont multipliés et c'est devenu l'embouteillage. Comme disait l'autre, "le trop comme le peu gâte le jeu". On ne s'est plus soucié de se documenter ou d'avoir une belle plume, juste, on a parlé parce que tout le monde parlait, on a écrit parce que tout le monde écrivait. L'orthographe et la syntaxe ni ont pas survécu. Aujourd'hui, les blogs de voyage (excepté certains mais qui sont malheureusement noyés dans la masse) se sont uniformisés. De là, de grandes tendances se sont dessinées. 

Le nomadisme
Dans les temps anciens, l'homme était nomade pour "assurer sa subsistance" dit le dictionnaire : pour survivre, par obligation. Aujourd'hui, le nomadisme obéit surtout à un mouvement de rejet d'une société dans laquelle on ne se "reconnaît" pas. Et ce rejet de la société est teinté d'élitisme, transpire l'égocentrisme. Moi, le backpaker au sac-à-dos comme une excroissance de moi-même, je ne suis pas comme vous alors je pars. Ce faisant, je veux qu'on me remarque. Alors, j'écris, je communique immensément sur ma recherche personnelle, sur la naissance de mon Moi profond à travers la planète. A l'image de ce blogueur s'insurgeant sur Twitter du peu d'intérêt que les Espagnols avaient accordé à son "projet de vie", le backpaker se pose en nouveau Messie. Pauvre Messie. Je suis celui, plus élevé que vous intellectuellement, qui a compris que les voyages formaient la jeunesse et je me forme, contrairement à vous qui vous laissez déformer par cette société. Celui qui reste immobile dans sa vie, qui ne pratique pas le déplacement introspectif (et n'est-ce pas déjà une contradiction ?) se voit culpabilisé et relégué au rang de mouton, d'ignorant. 

Le Tour du Monde
Le "must" du blogging voyage comme on dit sur la toile, c'est le tour du monde. Enchainer les pays à une vitesse effrénée (d'ailleurs, pourquoi ne pas le faire en ballon puisque le survol culturel, lui, est réel ?) avec à la clé un joli roman d'initiation à proposer à ses lecteurs. Le touriste du dimanche qui décrit son escapade du week-end en Corrèze devient alors un microbe, un pou, une incongruité. Certains en reviennent malgré tout, de cette épreuve autour de la Terre, et déplorent la fatigue, la rapidité, le survol. Personne, cependant, ne questionne l'utilité du projet, encore trop à la mode pour être discrédité. Et ce sont des familles entières qui se jettent sur les routes et nous bassinent avec leurs aventures interplanétaires avec paquets de couches, gastro du petit et photos insolites avec les autochtones. On nous apprend en dix leçons comment voyager avec un bébé, comment déscolariser ses enfants et d'autres choses essentielles à la rencontre d'autres cultures. Ah non, pardon, là n'est pas le sujet, le centre du récit étant toujours la famille, si bien qu'on a l'impression que c'est le monde qui tourne autour d'elle et non l'inverse. A souligner, l'analyse de certains parents qui, s'ils ne conçoivent plus leur vie sans le voyage (commerçants, enseignants, ouvriers sont bien évidemment exclus d'office de ce mode de fonctionnement itinérant), imaginent désormais voyager autrement. La prochaine mode ? Le slow travel. Préparez-vous. 

L'éternel retour
Sans paraphraser plus longtemps un auteur bien connu, le retour est LE sujet sur lequel les blogueurs de voyage se lâchent. Quand on a terminé son voyage, quand on n'a plus rien à raconter, on disserte sur la difficulté du retour. Non sans une pointe de suffisance, on raconte comment on ne parvient plus à entrer dans le moule de son quotidien, on a encore la tête ailleurs, on est à côté de ses pompes et on se rend compte combien on n'est pas fait pour vivre dans cette société, à ce rythme effréné, à respecter des horaires. Une sorte de débat d'enfants gâtés s'installe alors sur la toile, dans les commentaires. Pour les lecteurs, il serait éminemment plus intéressant de comprendre quels mécanismes psychologiques ont été modifiés par la rencontre avec l'Autre, avec d'autres cultures et qu'est-ce que tout cela a changé dans le fonctionnement mental du blogueur. Cependant, de culture on ne parle point. On tourne encore et encore, non plus autour du monde mais autour du nombril de l'intéressé sans jamais savoir si les tripes qui sont en-dessous se sont enrichies.

L'uniformisation
Quand on se lasse des ces élucubrations nombrilistes, on tente de scruter les destinations et ce qui en est dit. Malheureusement, on risque d'être fort déçu. Si, auparavant, lorsque la toile n'était pas si surchargée de récits de valises et d'aéroports, on pouvait encore être surpris de découvrir tel ou tel pays, à l'heure actuelle, c'est plutôt un catalogue de tendances que l'on observe, dans lequel apparaissent tour à tour les destinations à faire absolument et les lieux à éviter, le sort d'une ville ou d'une région étant souvent décidé arbitrairement. Un événement, un mètre carré de plage laide (cela existe-t-il ?), un autochtone désagréable (ne l'y a-t-on pas poussé ?) suffisent à faire pencher la balance du mauvais côté. Le téléphone arabe et l'effet de groupe aidant, on perd de manière assez impressionnante son libre arbitre pour relayer, étayer cette décision. C'est ainsi que les itinéraires se répètent, que les blogueurs vont tous aux mêmes endroits, voient les mêmes choses et, inévitablement, se sentent obligés de nous les raconter. Quand ceux-ci appuient en plus leur témoignage sur les dires de tel ou tel guide dont ils font la promotion, on peut dire qu'on atteint des sommets d'inutilité. 

La publicité
Car oui, vous n'êtes peut-être pas sans l'ignorer, mais le désir humaniste de rencontre puis de partage a du plomb dans l'aile. Sur une grande quantité de sites, on voit des blogueurs se pervertir en devenant des hommes et des femmes sandwichs faisant de la réclame pour un hôtel, une agence de voyage, un guide papier, un office de tourisme et, comble de l'adhésion à cette société de consommation que le tour du mondiste dit pourtant rejeter, se font rémunérer. On assiste à une "professionnalisation" du tourisme qui a de quoi donner la nausée aux pionniers du récit de voyage sur internet. Objectivité zéro. Rencontre avec l'autre zéro. Bref, le néant de l'intérêt intellectuel. Presque de la prostitution. Presque ? Que ne ferait-on pas pour ne pas travailler et pour vivre des seules rentes apportées par ses pérégrinations ! Pour se rendre sans payer dans de grands complexes hôteliers ! Pour vivre une vie de pacha avec les avantages sans les inconvénients ! Fini l'aventurier fauché qui ose faire la manche dans des pays en voie de développement dans le but de financer son voyage (oui, cela existe...). Le modèle a fait long feu et appartient désormais aux archétypes archaïsants. Le renouveau se situe dans le business, dans l'intérêt financier, dans la consommation. Exit l'anthropologie amateure. 

Un nouveau langage
En parallèle avec l'appauvrissement de la syntaxe et du style d'écriture en général, on assiste à un mouvement d'uniformisation des "récits" qui se basent tous sur l'emploi d'une série de mots, formant un nouveau lexique du voyage. Nous avons déjà cité le "backpaker", mais c'est aussi le cas du "blog trip", du "road trip" et autres anglicismes. Idem pour les inquantifiables occurrences des "bonnes adresses", des "followers", des top 10" et autres "itinéraires". Par ailleurs, on fait des listes, on parle budget, on conseille des restaurants et la destination disparaît complètement, étouffée sous ce pragmatisme qui n'a rien d'humaniste. Les multiples conseils pour boucler son budget, trouver un billet d'avion pas cher, se loger à moindre coût à tel ou tel endroit et manger dans des restaurants répertoriés infantilisent le lecteur à un tel degré que cela en devient offensant. Raconter une expérience, d'accord, conseiller de la reproduire, c'est agaçant. 

Le méta-blogging
Si on parle ici de cette uniformisation du langage et de la forme du blog, ce sont les blogueurs eux-mêmes qui nous y poussent, car ceux-ci palabrent plus autour de leurs articles qu'ils n'en rédigent en réalité. Twitter regorge de posts à la vacuité impressionnante qui commentent des articles à venir, insistent sur le fait que l'écriture de ceux-ci prend un temps fou (beaucoup plus, semble-t-il, que leur relecture), mentionnent d'innombrables brouillons, annoncent les prochaines publications et se vantent des quatre mille photos à trier. Parlons-en, d'ailleurs, de cette mode ultra tendance de se faire photographier de dos dans un paysage ou une ville, de préférence si l'on est une femme mince, grande et à la longue chevelure. Risible. Le méta blogging occupe tout autant l'internaute que les voyages en tant que tels.
En résumé
S'il s'agit d'un phénomène de mode, le blogging de voyage qui se dit "communauté" tourne au communautarisme. Les membres de la "blogosphère" ont tendance à former un groupe qui confine au repli plutôt qu'il n'ouvre à l'Autre. La pauvreté des sujets traités, leur peu d'approfondissement et les atteintes faites à la langue françaises sont quant à eux dus à cette immédiateté que permettent les réseaux sociaux et leur grande accessibilité. D'une littérature virtuelle, humaniste et journalistique du voyage des premiers blogs, nous sommes passés à une littérature de gare demandant peu de réflexion mais qui offre, on peut le déplorer, peu de substance. Ceux qui ont envie de lire des récits d'aventures avec de la matière, du corps, du cœur et des tripes n'ont pas fini de se désoler. 

5 commentaires:

Emi a dit…

C'est trop d'honneur ;)

Anonyme a dit…

Tu pousses pas le bouchon un peu loin ? Comme partout ailleurs, il y a à boire et à manger en matière de blogs voyages, mais tout n'est pas à mettre à la poubelle non plus... Je pense que les récits de voyages sur internet sont au contraire plus intéressants que les guides papier, forcément formatés. D'ailleurs, pour préparer mes voyages, je me sers de plus en plus d'internet et de moins en moins des guides papier...

Emi a dit…

Merci pour ton commentaire chèr(e) Anonyme. Je ne dis pas que tout est à jeter, puisque si tu as bien lu je parle de certaines exceptions. En ce qui concerne le formatage, je n'en démords pas : 10 blogs traitant d'une même destination ont toutes les chances de raconter plus ou moins la même chose. Ton commentaire est intéressant et conforte ce que je dis dans l'article : si tu utilises les blogs pour préparer tes voyages c'est que d'une part, ils se substituent très bien aux guides papiers parce que, d'autre part, il ne font pas voyager mais indiquent de manière pragmatique comment voyager. Un budget, un tarif de musée ou une sélection d'hôtel, ce n'est pas le top de l'évasion ni de la rencontre culturelle. Tout dépend de ce que l'on cherche!

Unknown a dit…

Bonjour,

J'avoue, j'ai délaissé la lecture de ton blog pendant un temps sans doute pris par le tourbillon perfide des insignifiances de mon quotidien mais je ne cherche ni excuses, ni remords, asi es.Quel plaisir de retrouver ta plume et je le dis sans flatterie, sans arrière pensée, je partage (avec modestie car je n'ai pas pas comme toi la connaissance, l'expérience des mots) tes réflexions sur les blogs de voyage,j'ai subi il y a quelques mois, le récit de voyage de deux personnes, je dis subi car sans vouloir paraître méprisant, je n'ai entendu que : je, je, et encore je,et toi ? je, je, je, on a fait et puis a après on fait,je je, je.
Et pourtant ce n'était pas un voyage organisé. je ne vais pas te fatiguer avec mes propos mais je retiens une phrase de ton texte que certains devraient peut-être méditer avec davantage de recul :"comprendre quels mécanismes psychologiques ont été modifiés par la rencontre avec l'autre, avec d'autres cultures"
mais l'ère du temps n'est peut-être plus aux interrogations, prendre le temps de, est de plus en plus mal venu, incongru, il faut faire vite, amasser le plus de sensations, les relayer via les réseaux sociaux que sais-je encore, non décidément ce formatage convenu m'attriste, il n'y a même pas l'excuse de la résignation.
Allez, c'est promis, je reviendrai plus régulièrement te lire.
Martial DEBOTTE

Emi a dit…

Merci Martial ! Et (re) bienvenue à toi !