samedi 30 juin 2012

La Mecque - Phuket

Saphia Azzeddine, La Mecque - Phuket, 2010.
C'est l'histoire de deux soeurs qui bossent dur pour économiser le prix du voyage à La Mecque qu'elles comptent offrir à leurs parents et qui rêvent en secret d'utiliser le magot pour aller s'évader à Phuket. C'est l'histoire de deux filles qui voudraient être femmes, de deux énergies qui refusent d'être gâchées par les préjugés, l'immobilisme des mentalités, la fossilisation des habitudes. C'est surtout la vie de Fairouz racontée par elle-même, dans un langage oscillant entre le littéraire et le familier, tout comme ce personnage tellement réaliste oscille entre la fac de psychologie et les petits boulots tous plus dégradants les uns que les autres qui lui permettent de financer ses études. Fairouz qui aime ses parents de manière inconditionnelle, "n'importe comment, en vrac et à perpétuité", comme elle dit, mais qui ne peut s'empêcher de pester contre ce qu'elle juge inutile, insensé, injuste ou dépassé, contre cette tendance générale qui lui dicte ce qu'elle doit être et qui l'empêche d'être qui elle est vraiment. Cette même tendance idiote et paradoxale qui fait de son ado de soeur Shéréhazade une adepte de "ni putes, ni soumises" et qui passe pourtant ses journées à ingurgiter béatement une dose journalière impressionnante d'émissions de télé-réalité aliénantes et de clips musicaux dans lesquels l'image de la femme est dégradé et atterrante. String ou voile intégral, Fairouz situe les deux attributs vestimentaires sur le même plan: des costumes avilissants, un asservissement remplaçant l'autre et vice versa. Ce roman hyper dynamique, bourré d'énergie et d'orgueil positif se lit en une heure et on en redemande. Le style est décapant, l'écriture sans détours tout en étant parfaitement maîtrisée, tel un cliché artistique, une photo prise sur le vif mais par un oeil qui sait exactement mettre en valeur l'image et la situation. Un instantané de vie qui raconte tout une histoire, qui engendre toute une réflexion et qui invite à la lecture des autres oeuvres de Saphia Azzeddine. Je vous prédis quelques autres articles sur cet auteur qui m'a vraiment séduite. Un de ces auteurs dont le style vous donne envie d'écrire encore et encore. Il y a un petit air de Giraudeau là-dedans, entre ironie, cynisme et poésie, c'est dire... Extrait:
"Depuis que les vacances sont devenues une obligation sociale en Occident, des parents irresponsables et culpabilisés s'entassent en famille dans des charters cancéreux pour aller abîmer des pays de rêve. Des pays au bord du gouffre en réalité, qui encouragent le tourisme de masse, peu importe le désastre que ça provoque. Le Maghreb est particulièrement infesté de Joëls en famille qui goûtent le couscous mais se rabattent vite fait sur le buffet de l'hôtel avec de la bouffe plus sûre. Des croisières polluantes sur des bateaux crasseux, des thalassos répugnantes dans des hôtels de merde et une culture locale bafouée et toujours méconnue.
A cinquante euros le voyage et l'hébergement, les touristes se plaignent, s'étonnent de manger des cafards dans des assiettes en carton et aimeraient en plus qu'on leur fasse le caftan à un dirham sinon c'est du vol... On déanture leurs paysages avec des complexes hôteliers abominables, on salit leurs eaux, on baise leurs femmes et on refuse qu'ils viennent nous rendre visite après. Investissez dans des sous-marins mes frères, venez nous envahir par en-dessous. Venez voir comme elle est belle la Tour Eiffel et comme ils sont bonnards les châteaux de la Loire."

mercredi 27 juin 2012

La grande avalanche

Patrick Breuzé, La grande avalanche, 2005.
Nous sommes toujours à Samoëns, la ville du grand tilleul qui trône sur la place centrale, mais cette fois-ci à l'automne 1917. Adelin, jeune homme en pleine santé, passionné d'ascension dans ses montagnes chéries, revient du front des Ardennes pour cinq semaines de convalescence. Les combats, les horreurs vues là-haut, dans les tranchées, l'ont changé, psychologiquement et physiquement. Il est pâle, maigre, traumatisé, sans aucune sensation ni aucun sentiment, et une méchante blessure le torture dans le dos. Durant ces semaines de repos, les langues ont bien de la peine à se délier entre Adelin et ses parents. En silence, chacun rumine sa peur et sa souffrance: celle du soldat frôlant la mort au quotidien, celle du père se rongeant les sangs en sachant son fils en danger permanent. Peu à peu, pourtant, la communication reprend son fil interrompu depuis des mois, à travers les souvenirs, les gestes communs et maintes fois répétés, les regards, les non-dits qui en disent long. Mais Adelin doit repartir au front. Juste avant son départ, il décide de faire une dernière ascension, seul, pour retrouver ses sensations, se gorger de montagne, peut-être se prouver qu'il en est encore capable malgré son corps qui ne répond plus comme avant. Et puis, comme annoncé depuis des semaines, un énorme éboulement de pierre dévale de la montagne et ravage les champs. C'est la montagne qui s'écroule et Adelin se trouve au-milieu de l'avalanche de rochers. En bas, son père refuse de croire à sa mort et entraîne ses compagnons dans des recherches harrassantes. En haut, Adelin est sonné, blessé, se réfugie dans une grotte. Il sait qu'on le cherche, que la gendarmerie va bientôt venir frapper à la porte de ses parents, que, malgré l'accident, son retard au front sera considéré comme une désertion. Il sait le prix à payer pour les déserteurs. Va-t-il redescendre? Doit-il se cacher? Ce roman est encore un très bon livre, toujours très proche de la montagne et des montagnards, avec cette fois un contexte historique et surtout des schémas universels: l'homme face à la nature, l'homme face à la guerre et ses horreurs, les hommes face à face, ici, le père et le fils.

vendredi 22 juin 2012

Concerts de musique bolivienne: rappel!

Trois rendez vous à ne pas manquer avant de partir en vacances!!

Le dimanche 1er juillet à 17h:

Le lendemain, lundi 2 juillet, à 20h:


Et le dimanche suivant 8 juillet à 18h:

Concert du groupe Llapaku à la Maison de MAI,
le dimanche 8 juillet à 18h
Info: 06 15 33 75 42 www.llapaku.net
Entrée: 10 €. > Billetterie en ligne
Maison de MAI
27 rue de Chabrol 75010
Métro Gare de l’Est > sortie 8

jeudi 21 juin 2012

Ma ferme andalouse

Chris Stewart, Ma ferme andalouse, 1999.
Ce n'était pas un château en Espagne, mais ce rêve là était tout de même inattendu: celui de Chris Stewart de s'installer dans une feme isolée en plein coeur des Alpujarras, une région montagneuse tout près de Grenade. Le monsieur a un parcours complètement incroyable: à 17 ans, il est batteur du groupe Génesis auquel il donne naissance avec Peter Gabriel et Tony Banks. Le premier album est un flop, Chris abandonne le groupe et le monde de la musique. Il devient alors tondeur de moutons itinérant et se met à voyager à travers le monde. Plus tard, il décide d'acheter une ferme en Andalousie avec sa femme Ana. La terre est isolée de l'autre côté d'une rivière, en plein milieu des montagnes, sans eau courante ni élctricité. Qu'importe, Chris et Ana n'en font qu'à leur tête, retapent les bâtiments, achètent des moutons et deviennent éleveurs. L'acclimatation est compliquée, les relations avec les voisins et les habitants du coin parfois tendues ou teintées de méfiance de la part des andalous, mais le couple creuse son sillon. Leur fille Chloé nait en Espagne et a la chance de grandir dans ces paysages grandioses, sur ces terres rudes et merveilleuses à la fois.
Chris Stewart
Le récit rappelle, pour ceux qui connaissent -mais je pense que nous sommes nombreux!- les livres de Peter Mayle, cet anglais qui s'était installé en Provence avec sa femme et qui avait écrit le récit de cette expatriation réussie. Le schéma est le même: partir à l'aventure, s'installer dans un tout autre lieu et relever le défi de retaper une maison, de faire son nid dans un endroit a priori pas vraiment confortable, pas aussi idyllique que les superbes paysages environnants pourraient le laisser paraître. Et puis le style littéraire est très proche, sans doute l'humour anglais, puisque le livre de Chris est écrit avec beaucoup d'humour, énormément d'auto-dérision et la joie ressentie à travers les pages de faire partager les différentes étapes de cette nouvelle vie.
Un livre qui se déguste comme une orange bien mûre des Alpujarras.

mercredi 20 juin 2012

Ode à l'accordéon

Après vous avoir dit que j'aimais lire des livres "de grand-mère", voici que je vous avoue aujourd'hui, en direct et en exclusivité, ma passion pour l'accordéon, cet instrument universel et international. L'accordéon du bal du 14 juillet à Saint Gervais les Bains; l'accordéon du rom dans le métro, celui qui agace mon oreille droite parce qu'il s'évertue à estropier les fins de mesure des chansons populaires; l'accordéon du folklore péruvien, des huaylas sautillants et bondissants, et la montagne tout autour; l'accordéon des coplas piquantes du carnaval de Cochabamba et les huayños endiablés et arrosés. Curieusement, l'accordéon ne m'a jamais paru démodé et m'a toujours fascinée. De suite, j'ai vu autre chose en lui que le musette. Une prémonition de quelque chose de plus fort dans ces notes vibrantes, aériennes et rauques à la fois, populaires et élégantes en même temps. Par la suite, j'ai découvert la musique du Nordeste brésilien, le vallenato colombien, j'ai vu ce fameux reportage sur "El acordeon del Diablo" et le talent qui se cache au plus profond de la Colombie, et je suis tombée amoureuse. Puis, sont venus d'autres virtuoses, comme Etienne Boisdron et son accordéon tour à tour classique, jazz, mélancolique ou festif.
Le week end dernier à Bouges le Château (36), se tenait la demi-finale internationale du Concours d'accordéon numérique. J'avoue, sans quelques explications, j'ignorais totalement de quoi il s'agissait. J'ai alors découvert que l'accordéon pouvait aussi s'allier à la haute technologie et devenir un condensé de sons et d'effets à travers des programmations, tel un synthétiseur. J'en suis restée bouche-bée, un peu déçue par mon instrument fétiche, que je croyais au-dessus de toute cette course au progrès, mais admirative également du travail que ces musiciens hors normes pouvaient accomplir en exploitant à fond toutes les possibilités de cet accordéon moderne. Le gagnant de cette demi-finale, Guillaume Clerget, un virtuose, a donc gagné un accordéon Roland d'une valeur de plus de 5500 euros ainsi qu'un billet pour participer à la finale qui aura lieu à Rome les 10 et 11 novembre 2012. Nous lui souhaitons bonne chance, tout en regrettant que ce concours ne soit pas plus médiatisé.

L'accordéon, vaste sujet. C'est l'instrument qui unifie mes racines, qui crée du lien entre mes voyages,  qui résonne en permanence dans ma tête quand je joue mes chansons, en espérant secrètement qu'un jour il viendra les illustrer de ses gammes...

lundi 18 juin 2012

Manifestations de fin d'année

Autant dire la vérité: la fin de l'année scolaire (solaire aussi apparemment) approche, les élèves et les profs se lâchent, c'est une ambiance sympa qui peut vite tourner au cauchemar. En effet, comment faire de la garderie à des élèves qui ont commencé leurs vacances pour certain le 10 septembre?... Je plaisante mais sous ce masque de râleuse "à la française" se cache un coeur tout triste (j'en rajoute). Non, plus sérieusement, c'est toujours un petit pincement de voir s'en aller les élèves de 3ème, de les voir s'envoler vers d'autres horizons, de se demander, vu que malgré leurs promesses ils ne reviendront pas nous saluer, ce qu'ils vont devenir. Une collègue me disait l'autre jour: "même ceux que tu ne pouvais plus voir en peinture? ah non, qu'ils dégagent, vraiment!". Eh bien oui, même ceux-là. Je suis comme ça, moi, messieurs dames. Alors bien sûr, il y a ceux pour qui on avait une véritable affection, un autre lien, plus étroit, que la simple relation de prof-élève. Le genre de personnes avec qui on aurait aimé passer plus de temps, ceux qui, même si je ne les avais plus en cours cette année, venaient plusieurs fois par semaine retarder le début de mes autres cours pour papoter et qui ne manquaient jamais de faire un signe chaque fois qu'ils passaient devant ma salle de classe (vous me dites, hein, si ça devient trop mièvre). Voilà, ceux-là, on aimerait vraiment être une petite souris, se fourrer dans leur trousse et voir s'ils réussissent à être avocat, restaurateur, graphiste ou reporter. Illustration de cette sympathie mutuelle, voici ce manga qui me représente dessiné par une élève de mon option 3ème européenne:
C'est très drôle, parce que même si le visage n'est pas tout à fait ressemblant, la posture, le vêtement, le dessin du corps, tout est authentique! Même la phrase que cette élève me fait dire...
Non que j'organise des manifs au collège, pas du tout... Quoique... Je m'explique.
J'ai étudié en classe de 3ème européenne le film También la lluvia dont j'avais parlé ici. En résumé (pour les feignasses qui auraient la flemme d'aller cliquer et de relire mon article précédent), le film traite d'un réalisateur et d'un producteur qui vont tourner en Bolivie un film sur l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique et sur les défenseurs des indigènes comme Las Casas ou Montesinos. Le choix de la Bolivie se fait pour une question d'argent, passons. En plein tournage du film à Cochabamba en 2000 (c'est un film dans le film, vous suivez?), se déclenche une révolte populaire demandant la restitution de l'eau, jusqu'alors détenue par des compagnies américaines et vendue aux Boliviens à des prix astronomiques, au peuple. C'est qu'on a appelé la "guerre de l'eau", des événements marquants pour tout le pays, notamment dû au fait que le gouvernement de l'époque ne s'était pas embarrassé de négociations et que la répression avait été sanglante.
Suite à ce film, les élèves, par groupes, devaient "organiser" une manifestation: journaliste de plateau, journaliste envoyé spécial sur le terrain, porte parole de la révolte, mères de famille en colère et fond sonore de slogans scandés. Le résultat, enregistré par mes soins (pour ceux qui voudraient écouter je peux l'envoyer par mail), est saisissant de vérité. Ils y ont mis tout leur coeur les petits, vraiment, on s'est bien amusés.
Alors voilà, ceux-là s'en vont. Tous les ans, on se dit que c'était les derniers "bien" et puis tout recommence, la rentrée, septembre, de nouveaux groupes, de nouvelles galères et d'autres bons moments. Même si on se souvient des très bons, ça, jamais on ne les oublie, on a encore assez d'illusions pour continuer à chercher en provoquer d'autres.

samedi 16 juin 2012

Laura Campello (bis)

Et sans doute ter et da capo. Elle est fantastique. Je l'avais vu à la Reine Blanche avec Luis Rigou et Minino Garay, le concert était génial, entre musique argentine et flamenco, avec déjà une petite touche d'autre chose qui donnait une saveur particulière au mélange. La sauce avait pris et j'avais été prise par le son et la voix claire de Laura. J'ai donc couru hier soir près de Saint Michel à Paris, dans une petite salle annexe de la Mairie, un centre culturel donnant des cours de danse, de musique et de français langue étrangère. Une structure simple, très accueillante, le spectacle promettait d'être sympa. Laura Campello était venue avec un guitariste flamenco, le très bon Stéphane Péron. Une sobriété extrême, comme tout le reste. J'écoute énormément de musique, souvent sophistiquée, recherchée, ultra travaillée au son près, avec du matériel haute technologie et des dizaines d'instruments différents. Et puis, parfois, ça ne fait pas de mal de voir autre chose. Hier soir, c'était sobre donc: guitare, palmas et chant. Sans aucun artifice, sans exagération dans le jeu de scène et les expressions, sans recherche outrancière de variations dans la voix. Juste Laura et la guitare, pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple et excellent? Pourquoi tant de masques quand le naturel est si abouti? Vraiment, le message d'hier est bien passé dans ma petite tête. Chanter comme on sait le faire, sincèrement, avec encore toute la spontanéité des débuts, le sourire amical et ouvert, le partage comme leitmotiv et le plaisir de jouer ce qui vient du fond de nous, ce qu'on a écrit. A la fin du spectacle, la danseuse flamenco Paula Sebastian est venue accompagner les derniers morceaux. Là encore, des mouvements spontanés, maîtrisés mais généreux, une fougue et une joie de danser qui s'est diffusée dans toute la salle. Voici une photo prise hier ainsi que l'un des meilleurs moceaux de l'album de Laura Campello. Laura, eres maravillosa!

Photo : Luis Garcia Jurado Centurion

jeudi 14 juin 2012

Ana

"Real Women have curves", "Les vraies femmes ont des rondeurs", c'est bien le titre du film de Patricia Cardoso. C'est l'histoire d'Ana, adolescente de 18 ans, issue d'une famille de Mexicains immigrés aux Etats-Unis. C'est son dernier jour de classe et le moment des inscriptions à la fac. Seulement la famille d'Ana n'a pas assez d'argent pour lui payer des études. Sa mère, sans doute son souci majeur, passe son temps à la dévaloriser en lui répétant à longueur de journée qu'elle ne sait rien faire et qu'elle est grosse (sympa, la mère) et n'a qu'une idée fixe en tête: faire travailler sa fille, lui apprendre la vie mais selon sa propre version, c'est-à-dire faire d'elle une femme dévouée à son mari. Sois belle et tais-toi. Ana, dès le début des grandes vacances, part donc à contrecoeur travailler dans l'atelier de couture de sa soeur Estela, qui, soit dit en passant, se fait exploiter en fabriquant des robes à un coût dérisoire pour des fournisseurs qui les vendent cent fois plus chères dans leur magasin. Une très bonne évocation de la situation des chicanos, ces mexicains vivant aux Etats-Unis, exploités par une société méprisante en manque de main d'oeuvre bon marché. Ana, 18 ans donc, fait son travail à contrecoeur et cultive en secret son rêve de partir étudier à l'université. Par ailleurs, elle tente d'affirmer sa personnalité de femme indépendante, belle malgré ses défauts, pouvant susciter admiration et désir, assumant totalement ses rondeurs. Ce film est une pure comédie avec un vrai fond social. Les dialogues sont irrésistibles et certaines scènes vraiment incroyablement drôles. Le petit plus, c'est que les personnages parlent à la fois en anglais, en espagnol, dans un anglais au fort accent mexicain ou dans un mélange des deux langues, ce qui donne une saveur toute particulière au film. 20/20!

dimanche 10 juin 2012

Le clafoutis aux cerises

Il y avait la rue en colimaçon, dans mon rêve comme un escargot vers le souvenir. Des escargots, il y en avait sur les murs en crépis blanc de la maison. Des murs qui nous grattaient le creux des mains quand on s'y accrochait pour ne pas tomber de nos patins à roulettes ancienne génération, lourds et bruyants. On faisait comme cela des allées et venues le long du chemin qui faisait le demi-tour de la maison, tout près du fil à linge. Dans mon souvenir, les patins à roulettes sentent la lessive et les draps humides. Au fond de la rue, donc, on entrait par la petite grille dont il fallait tourner la petite poignée, ou bien la baisser, je ne sais plus trop. Ce dont je me souviens, c'est que la grille grinçait, qu'on prenait bien soin de la refermer et que l'allée de dalles descendait. Deux marches à monter et nous y étions. Le couloir, un peu sombre, je l'associe immédiatement à la chasse aux cafards, à grands coups de balais et de grimaces de dégoût. Mais le couloir, c'est aussi l'odeur du produit de nettoyage, tous les jours, après le déjeuner, vers quatorze heures précisément. Un moment de silence, de calme, un rituel juste troublé par le ron-ron du lave-vaisselle. L'après-midi se déroulait tranquillement, avec un autre rituel immanquable, celui des mots croisés. Pendant ce temps, un peu en cachette, mais, je le sais maintenant, surveillée de loin par une complice bienveillante qui feignait d'ignorer mes indiscrétions, je m'introduisais sur la pointe des pieds dans la chambre. Là, j'ouvrais avec précaution la boîte à bijoux et y plongeais des yeux émereillées, parfois aussi des mains curieuses. Un par un, j'essayais les bracelets, les colliers et les bagues et me regardais dans le miroir, au-dessus de la chaise. J'imaginais l'histoire de ces bijoux, leur signification, leur valeur affective. Il y avait un véritable trésor dans cette même chambre où, plus petite, je m'amusais à compter jusqu'à cent pendant qu'on secouait les draps par la fenêtre dans la fraîcheur du matin. L'été, on s'installait derrière, au jardin, pour dénoyauter les cerises. Entre deux escapades sur la balançoire, où déjà je m'asseyais et laissais mon imagination m'emporter dans un train andin, où je me balançais ensuite jusqu'à m'en faire bondir le coeur dans la poitrine, je revenais à la table avec deux ou trois roues et m'asseyais, essouflée. Je me concentrais alors sur ces mains qui ouvraient les cerises à un rythme régulier et dégoulinaient de jus. Ensuite, les mains disparaissaient dans la cuisine et je continuais mon observation attentive. J'étais captivée par le mouvement du fouet dans le saladier, par le craquement des oeufs sur le rebord du plat. Et au bout d'un moment, dans tout mon corps d'enfant, jusqu'au fond de ce même coeur d'adulte qui se souvient, se diffusait l'odeur pleine d'amour du clafoutis aux cerises.

samedi 9 juin 2012

D'un étang à l'autre

D'un étang à l'autre, d'un paysage à l'autre...
L'odeur de la vase qui rappelle tant de souvenirs, et au terme de ce tour, la sensation, par les odeurs, par les images, par les choses qu'on reconnaît sur le chemin, de savoir d'où on vient...
Des saules pleureurs à la forêt dense, du sentier qui suit l'étang au plateau, véritable désert de sable et de vent. Puis le pré, les pêcheurs installés non loin de leur tente, prêts à braver les intempéries et les moqueries des canards. Plus loin, c'est le bal des cygnes et de leurs petits et le retour à la civilisation.
C'est étonnant, la métamorphose des gens dans la nature. Un simple bonjour, un retour au primitif, un rapprochement de leurs congénères humains. Au retour à la ville, dès que le bruit des voitures n'est plus étouffé par le silence, dès que la forêt s'écarte, dès que le béton revient pervertir le rivage, les visages se ferment et s'ignorent. Il doit exister un signal inconscient, une barrière, un interdit non dit qui fait que ça ne se fait pas, qu'on veut bien être avenant dans la nature, ne pas avoir peur de ses chaussures terreuses ni honte de son odeur de sueur, mais qu'à la "ville" ces choses-là sont impensables. S'agit-il d'un statut, d'une apparence qu'on se donne, d'un moule duquel on se refuse à laisser déborder le naturel? Il est décidément des carcans qui me dépassent, des déguisements ridicules de bienséance qui me font même pitié. Pauvres ignorants qui ne savez pas que la nature vous a déjà colonisés, que vous avez beau l'ignorer une fois que vous êtes de retour dans votre quotidien, elle a fait son nid en vous. Mais il est parfois plus aisé de regarder l'horizon que de jeter un coup d'oeil à l'intérieur de soi...
"Bonjour!", comme une décharge électrique, un sourire comme un éclair d'orage ou une insulte à la morosité. De mes semelles sortent les racines, percent le synthétique pour se planter dans la terre à chaque pas. Mes mains, au passage, se perdent et cherchent la caresse des feuilles comme on tend les bras vers l'eau, vers un enfant. Je laisse les images envahir mes yeux jusqu'à ce qu'ils semblent changer de couleur à chaque regard et adopter, caméléons, le gris des nuages, les vaguelettes de l'égang, le rose vif de fleurs inconnues. Mais j'y suis! C'est peut-être ça! Ce regard multicolore, ces mains qui finissent par ressembler à des branches, cette odeur de verdure autour de moi comme un halo: est-ce que tout cela se voit vraiment de l'extérieur? Et si les gens, ce matin, à la place d'une femme, avaient croisé, ignoré, salué ou juste souri à un arbre en mouvement?











mercredi 6 juin 2012

La montagne effacée

Patrick Breuzé, La montagne effacée, 2011.
"C'est le genre de livres que lisait ma grand-mère", me suis-je dit en lisant le résumé du roman à la bibliothèque. L'histoire d'un guide de montagne qui perd la mémoire. J'ai fait un petit tour, lu d'autres résumés, pris puis reposé d'autres ouvrages. Et puis, quand même, le mot Samoëns dans les dix lignes au dos de la couverture, un mot magique. C'est ce qui m'a poussée à déposer le livre de Patrick Breuzé dans mon sac, avec un peu de gêne et la honte d'emprunter un roman "de grand-mère"... J'ai lu un autre bouquin avant et puis, quand même, le mot Samoëns au pied de mon lit. Ou comment être projetée en quelques pages et la sensation, non pas d'intérêt, non pas de déjà vu, non pas de choses connues ou communes, mais le fait d'y être, là-bas. Dans la vallée du Giffre, dans les gorges des Tines, dans le Cirque du Fer à Cheval, au Fond de la Combe. Pas une impression, une réalité. Une déconnexion. Peut-être parce que les paysages, les lieux, les personnages ont été si souvent croisés et sont si bien décrits. Mais certainement, sans aucun doute, parce que ce n'est pas dans l'histoire qu'on plonge, mais au fond du coeur. Un seul nom de lieu-dit, de sommet, de lac, de refuge, un seul mot et tout se dessine, tout se concrétise. Ce sont des mots magiques. Il faut dire que cette région de Samoëns, du village au tilleul à Sixt, n'a rien de commun ni avec le grandiose et séduisant Pays du Mont Blanc, ni avec l'âpre et sauvage Tarentaise. C'est un coin à part, encaissé et vertigineux, de gorges et de parois, de cascades impressionnantes et de sentiers des merveilles. Le Pas du Boret, le Lac de la Vogealle, autant de fatigues que de découvertes miraculeusement dissimulées, inimaginables depuis le bas. Mais revenons au roman. Aussitôt, avant de rencontrer Léon, nous nous attachons à Armande, femme discrète, femme résignée, femme aussi rude et émouvante que les montagnes environnantes. Elle attend son mari qui tarde à rentrer d'une course. Léon est guide, frise les 70 ans et commence à fatiguer. Pis encore, il se met à oublier, à mélanger les choses, à recréer des événements. Mais Armande, encore amoureuse, encore admirative, se voile la face, aussi, refuse de voir, nie l'évidence, refuse de comprendre que le malheur s'acharne sur elle. Et bien oui, cette histoire ressemble peut-être à celles que lisait ma grand-mère. Certes, oui, elle parle d'histoires de village, de querelles de clocher, d'amours oubliées et de souvenirs, du passé. Mais elle parle aussi de l'homme, du courage des femmes, de la beauté des êtres qui s'apparente à celle de la nature, de personnages forgés dans la roche, à l'âme frêle mais puissante comme le torrent. L'universel dans l'anecdote, vous allez me dire, c'est couru d'avance, prévisible, vu et revu. Qu'importe, je persiste à dire que le roman de Patrick Breuzé, pour ceux qui connaissent, comme moi, le fond de la combe comme celui de leur poche, est un régal, un appel à la nostalgie, ce genre de madeleines qui, tout en nous blessant un peu en nous rappelant l'absence et la distance, ressemblent à la joie triste des étoiles filantes.



"Dès l'entrée du Fond de la Combe, les hommes ressentirent l'haleine de la montagne. Ils ne voyaient pas les sommets, un noir de suie leur interdisait d'en distinguer ne fût-ce que les contours. Pourtant, là-haut, les roches éperonnaient le ciel, déchiquetant les plus bas des nuages pour les jeter dans les couloirs obscurs, les transformant en brume et en brouillard.
Sur les visages venait un voile léger, quelque chose de frais comme une mantille perlée de rosée. Au brouillard s'ajoutait la respiration de ces dizaines de cascades étagée sur toute la hauteur des parois."

lundi 4 juin 2012

Le journal intime d'un arbre

Didier Van Cauwelaert, Le journal intime d'un arbre, 2011.
Dans une émission de télé, la présentatrice disait que le livre était génial. J'avais quelques doutes. Sur le principe, l'idée de départ semblait géniale: se mettre dans la peau d'un arbre pour en raconter les mémoires. Un idée lumineuse, qui pouvait aussi tourner au grand n'importe quoi, voir même au rien du tout, au navet littéraire (pour un arbre, c'était le comble). Intriguée, poussée par la curiosité de découvrir toujours d'autres manières d'écrire, d'autres défis que les auteurs se lancent à eux-mêmes, je me suis lancée moi aussi dans la lecture. Effectivement, parfois, on s'y perd un peu, surtout si comme moi vous êtes nuls en flash back. Et des retours en arrière, le roman en est truffé, ainsi que d'ellipses temporelles, de résumés, de rapprochement entre différentes parties de l'histoire et de l'Histoire, d'accélérations... On arrive tout de même à s'en sortir et à ne pas perdre le fil, puisque le protagoniste, le poirier en question, est vraiment un personnage à part entière. Une vraie réussite, un grand coup réussi par l'auteur (qui n'en est certes pas à son coup d'essai), un pari plus que gagné. Qu'il soit sous forme de jeune arbrisseau, d'écorce, de vieil arbre tombé après la tempête ou encore de statuette sculptée, l'arbre ne cesse d'occuper le premier rôle, jamais détrôné par les autres personnages, les humains. D'ailleurs, il les accompagne, les raconte, les ressent, les vit, les suit ou les fuit. Il est leur obsession, leur compagnon, leur ennemi, leur porte bonheur ou leur arbre de malheur. Et nous parcourons quelques siècles d'histoire, les événements importants et les anecdotes sans jamais vouloir que cela finisse. C'est un roman très étonnant, intriguant, amusant, émouvant, engagé aussi, enrichissant. Ou comment nous les hommes devrions réapprendre à communiquer avec la nature, ou encore à laisser la nature communiquer avec nous...

samedi 2 juin 2012

C'est ici que je vis

Soudain, un chemin. La terre envoie de la chaleur de mes pieds vers mes joues et inonde tout mon corps. Dès que mes jambes se mettent en mouvement, mes cellules se projettent sur les sentiers de montagne. Je sens l'odeur poivrée et écoeurante des fleurs, je me remplis de cet arôme qui monopolise tous mes sens. Je suis en Tarentaise. Mes muscles se contractent et rêvent de dénivelée. L'odeur de l'eau, toute proche, s'apparente à celle des lacs de montagne, des retenues d'eau des barrages.

A moins que ce ne soit l'odeur d'un étang. Je suis dans la Brenne. Le vent fait pleurer les saules, les caresse et les malmène, s'engouffre en eux de la même manière que je me précipite dans mes souvenirs. Les grenouilles occupent tout l'espace sonore de leur coassement, au choix, désagréable ou comique. Je sens dans ma main droite le frémissement d'une petite rainette, l'accroche de ses pattes dans ma paume. Puis je la revois sauter dans le seau où l'attendent quelques congénères capturés de mes propres mains à leur quiétude aquatique. Le soleil se reflète sur l'eau.

Il brille trop pour être d'ici. Il ressemble au soleil de Séville qui scintille sur le Guadalquivir, rebondit capricieusement, s'amuse à dessiner des cercles et des étoiles sur la surface du fleuve. Je ferme les yeux et cherche à absorber la chaleur de l'astre, à m'en gaver comme d'un doux nectar, comme d'une dose de drogue dure. Le sillon d'un bateau efface les dessins éphémères du soleil.
C'est une péniche paisible qui vogue lentement, passe tel un pachiderme aquatique. A moins que ce ne soit une gabarre qui remonte ou descende la Vézère. Cette verdure tout autour, ces collines accueillantes me transportent en Corrèze, le long de l'élégante et capricieuse rivière, sur un sentier bordé de noisetiers. Les champs ne sont pas très loin et mon nez parvient même à deviner l'odeur du foin coupé et celle d'un troupeau.

Le bateau qui s'éloigne perturbe le courant et envoie des vagues s'écraser contre la rive. Je rouvre les yeux. C'est un porte container, un géant des mers venu se faufiler, se risquer sur l'étroitesse du fleuve. Je reste impressionnée par la taille et le poids du bateau - mais est-ce encore un bateau, ou bien un bâtiment, un véritable train. Un autre géant de la même envergure passe dans l'autre sens, en direction de l'océan. Les noms inscrits sur les containers me nouent les tripes. Mon sang ne fait qu'un tour et mon esprit, tout mon être est déjà sur l'Atlantique, déjà au Brésil, sur un port tropical, un peu vieux, un peu sale, un peu baroudeur, un peu dragueur. L'Amazonie n'est plus très loin, la lenteur, la torpeur, la peur? De l'autre côté, en suivant le fleuve marron, Maranhao, ce sont les Andes, les hauts plateaux et le nombril du monde. A moins que ce ne soit le mien qui aime à aller se planter là où bon lui semble, à semer des racines aux quatre coins de la terre.

Je reviens à moi, au là et au maintenant. C'est ici que je vis. Et surtout ailleurs.

vendredi 1 juin 2012

Raymundo Gleyzer

Parfois, mais c'est rare, le programme du concours de l'agrégation nous fait découvrir des univers passionnants. C'est le cas de celui du cinéaste Raymundo Gleyzer. Après avoir visionné son film Los traidores, de 1974, dénonçant la corruption et la trahison des cadres syndicaux qui oublient leurs engagements envers les ouvriers pour se concentrer sur leur ascension personnelle et leur soif de pouvoir et d'argent, j'ai regardé hier un autre film, intitulé Raymundo. Il s'agit d'un documentaire de plus de deux heures sur la vie, l'oeuvre et l'engagement artistique et politique de Raymundo Gleyzer. Les images d'archives de ses films, de ses documentaires et sa vie privée sont illustrées par un excellent résumé du panorama politique et social de ces années tourmentées en Argentine, ainsi que par les témoignages de sa famille et de ses amis. On apprend ainsi que dès ses débuts et jusqu'à la fin, Raymundo refuse de dissocier l'art du contexte, de l'engagement. C'est ainsi qu'il tourne un documentaire au Brésil, La tierra quema, sur la pauvreté de populations oubliées de tous. Par ailleurs, il réalise México, la révolucion congelada, oeuvre dans laquelle il critique ouvertement la trahison des cadres de la révolution envers le peuple dont ils portaient pourtant tous les espoirs. A une époque où les gouvernements qui se succèdent en Argentine vont de dictature en dictature, ses films sont critiqués, censurés. En Argentine, Ricardo Gleyzer s'investit pleinement dans la vie politique et se fait l'oeil, le porte parole d'idées révolutionnaires, d'un idéal socialiste pour son pays. Lorsque Péron revient au pouvoir au début des années 70, Gleyzer est tout à fait conscient, contrairement à certains de ses amis, que le dirigeant revêt un masque et que son soutien affiché au peuple n'est qu'une sombre manipulation pour revenir au pouvoir en triomphateur et ensuite briser tous les mouvements contestataires. Les films de Gleyzer sont à nouveau censurés, ses amis cinéastes et lui reçoivent des menaces en vertu de leur engagement politique révolutionnaire. Refusant de renoncer à son projet, à sa soif d'exprimer ses idées, Gleyzer ne cesse de tourner, dans la clandestinité, allant même, pour protéger ses acteurs, jusqu'à venir les chercher dans des rues différentes chaque jour de tournage. Les images tournées sont elles aussi envoyées clandestinement aux Etats-Unis afin d'être montées. Sa famille craint pour lui, mais l'engagement est plus fort que tout. Après un bref séjour aux Etats-Unis, le réalisateur revient en Argentine, se cache, dort dans des maisons différentes, jamais chez lui, afin de protéger sa femme et son fils. En 1976, la dictature éclate. Raymundo est enlevé, torturé, envoyé dans un camp de concentration puis disparaît. Il reste de cet artiste total le souvenir d'un engagement sans bornes, d'une soif de justice et de vérité, de la caméra utilisée comme une arme, pour montrer la réalité sans détour, dénoncer, construire par l'image le projet d'un monde plus juste et plus libre. Plus généralement, le documentaire Raymundo, à travers la trajectoire de Gleyzer, montre toute l'horreur de cette période au cours de laquelle des hommes et des femmes ont été poursuivis, emprisonnés, sauvagement torturés, poussés à l'exil. Et la nécessité de dire, de dénoncer et, surtout, de ne jamais oublier.