samedi 31 décembre 2011

Mémoire, souvenir et oubli

Katharina Hagena, Le goût des pépins de pomme, 2010.
Plusieurs niveaux de lecture pour ce livre.
Premier niveau, personnel, celui d'un petit bouquin à la couverture agréable, placé sur le présentoir de la caisse d'un grand magasin, histoire simple, idéal pour quelques heures d'avion.
Second niveau, l'histoire simple, en effet, d'une jeune femme qui, à la mort de sa grand-mère, hérite de sa maison, et de tous les souvenirs qui vont avec. Elle retrouve par là même son enfance, doute du passé et de l'avenir, ne sait pas si elle va et doit garder et entretenir ce lourd fardeau que sont ces murs vieillissants. Histoire de conflits de génération. Banal.
Allons plus loin. Troisième niveau. Les souvenirs justement, parlons-en. La grand-mère en question souffrait de la maladie d'Alzheimer, et autour de ce portrait d'une femme qui sent sa mémoire et sa tête lui filer entre les doigts, puis finit par ne plus vraiment le sentir, une réflexion autour des souvenirs, de la mémoire justement, et de l'oubli. Magistral exercice d'analyse de ce qui se passe dans notre conscient et souvent dans notre inconscient, toutes ces failles, ces embellissements, ces choix délibérés ou non de se souvenir ou d'enfouir dans les puits de la mémoire. Tous ces mécanismes qui font de nous ce que nous sommes, ce que nous avons été, qui recréent en permanence notre passé et notre présent déjà lointain, qui nous structurent et nous déstructurent sans le vouloir. La narratrice, à travers cette maison, revit donc certaines choses qu'elle avait décidé d'oublier. Parallèlement, elle nous décrit, d'une part, avec tendresse et tellement de vérité, la plongée de sa grand mère vers le vide total; d'autre part, la résurgence de ses propres souvenirs enfouis.
Quatrième niveau, allons plus loin encore. Mis à part cette réflexion ciselée et lucide sur la mémoire et l'oubli, ce qui forme nos souvenirs, une évocation de ceux-ci à travers les sensations. Le corps, vaste programme, enregistreur permanent de la vie qui nous traverse. Le goût des pommes, l'odeur des confitures, le bruit des pas dans l'escalier qui grince, la caresse de l'eau sur la peau, tout ici est souvenir sensoriel, lien permanent avec le corps, le regard, les sons, le toucher, le bruissement des feuilles dans le vent et le goût des larmes, salées. Poésie corporelle, anatomie poétique, et vice versa. En tout cas, c'est du grand art.
Cinquième niveau, tout le monde descend. Un livre à conseiller pour la qualité de son écriture, simple mais comme nous l'avons vu à lire selon plusieurs niveaux, chacun choisira le sien, chacun prendra ce qui lui convient et occultera le reste. Il en est de l'interprétation des lectures comme de celle des souvenirs...
Petite conclusion personnelle: comme le disait un certain chaman, "les gens et les choses qui croisent ton chemin ne viennent pas par hasard". Parfois, je me plais à penser qu'il en est de même pour les livres.

Séville de place en place

Je suis sur la Plaza de España, le soleil dans le dos, le vent frais sur le visage. Je suis partie dès 9 heures ce matin, à l’heure où Séville sort encore ses poubelles. Froid saisissant. J’ai longé le Guadalquivir. Sur la rive opposée, Triana flottant dans la lumière irréelle du matin. La Torre del Oro. Mastodonte, souvenir du temps où l’on y entassait les richesses venues d’Amérique. Je longe le Palais Alfonso XIII, en travaux, l’Université, cadre idyllique pour étudier, et retrouve enfin la Plaza de España. Elle est plus belle, plus claire encore que la première fois. J’en fais le tour, mitraille, m’extasie. Tours découpées dans le ciel bleu, pureté des lignes. Azulejos tout le tour à en donner le tournis. 


Ensuite, je me perds dans le Parque Maria Luisa. Palmiers, bananiers, îles aux oiseaux, fontaines, bougainvilliers. Il ne manque que les hibiscus pour que l’environnement soit totalement tropical.
A côté de celle d’Espagne, la Plaza de América parait toute petite humble. Grandeur de l’Espagne, second rôle de l’Amérique, toujours. On en reparlera.
Photos:emi

vendredi 30 décembre 2011

Séville par ses musées

J’ai décidé de sonder l’histoire de Séville en m’enfermant dans quelques musées, réceptacles d’un passé multiple, romain, chrétien, musulman, à nouveau catholique. Vestiges archéologiques, architectures, traditions, tout raconte Séville.
Havre de paix dans la fureur de la ville, le Musée des Beaux-Arts  est une façon de rencontrer l’identité de la ville à travers son art et ses artistes. Le bâtiment est déjà en lui-même un trésor, avec son patio au centre et ses plafonds tous plus époustouflants les uns que les autres. D’un seul coup, le temps s’arrête. Du beau, du sublime, du magnifique, du somptueux, du merveilleux.  Du Moyen Age, expérimentation de la perspective, à la Renaissance. Clairs obscurs de Murillo, on approche la perfection. Ensuite, le baroque puis les XIXème et XX ème siècle, on va de surprise en surprise. Séville par l’art, découverte d’une expression intense.
Au sous-sol de la Plaza de la Encarnacion, sur laquelle s’élèvent d’énormes champignons de métal, on a découvert lors de la construction de l’armature moderne les ruines d’une ancienne villa romaine. Séville-Hispalis. L’antiquarium cohabite parfaitement avec le contemporain, qui l’aurait cru. A l’abri du soleil et de la lumière éblouissante, les grandes mosaïques sont très bien conservées, semblent presque actuelles. Encore une fois le temps nous joue des tours. Dans la fraicheur du monde souterrain jusqu’à il y a peu encore insoupçonné, l’histoire nous happe et nous entraine à l’époque où le Guadalquivir s’appelait encore Betis.
Restons à l’époque antique et rendons nous au musée archéologique, lui aussi construction massive tout à fait digne d’accueillir les statues et colonnes incroyables, gigantesques, imposantes qu’il renferme. Grandeurs antiques. Dans un espace relativement petit –ce n’est pas le Louvre-, les vestiges ne sont pas les petites pièces d’un musée régional auxquelles on s’attendrait. Au contraire, encore une fois Séville nous étonne, ne fait rien à moitié.
Terminons par le Musée d’Arts et Coutumes populaires. Au cœur d’un ancien palais mudejar, élégance, toute la tradition populaire à travers les métiers : la forge, le potier, le doreur, le luthier, le céramiste,  le travail du cuir, la broderie, autant d’anciens métiers qui ont aussi constitué l’histoire de Séville, l’histoire du quotidien, celle d’artisans qui, par leur savoir-faire, ont aussi permis l’extravagance de la grandeur de cette ville. Meubles massifs, broderies hallucinantes. Au centre du musée, la reconstitution d’une maison bourgeoise de drapiers, étouffée de Christs et d’images religieuses.
Séville par ses musées, un voyage dans le passé, dans les racines. Un passé omniprésent, qu’on le veuille ou non.

lundi 26 décembre 2011

Séville en vrac

Dès mon arrivée, je pars me fondre dans les rues, comme j'ai l'habitude de le faire partout où je vais, histoire de prendre la température, de mesurer le rythme de la ville, de sentir les parfums, de repérer l'environnement sonore, de creuser les visages, de m'imprégner. C'est fou ce que Séville, par ses couleurs, certaines odeurs, sa douceur, peut ressembler à Cochabamba. J'ai presque l'impression d'être en terrain connu. Si ce n'était tout ce bruit. Les espagnols crient, hurlent, braillent, se parlent en tête à tête comme s'ils étaient sur le trottoir d'en face. Dans la rue, dans les cafés, il règne un brouhaha étourdissant, fatiguant, usant, assomant. D'un coup, j'ai très envie de retrouver ma calme Bolivie et ses gens souriants au parlé mesuré. La grande classe. Ici, c'est le désordre. On se pousse, on se bouscule, on dirait qu'il n'y a pas de place pour tout le monde. Grossièreté, vulgarité. Le renseignement gentiment demandé avec un sourire courtois reçoit souvent une réponse aboyée, visage fermé. Pourtant, malgré les sévillans, Séville est belle. Rues pavées, étroites, couronnées de balcons. Murs blancs ornés de jaune, murs rouges, volets verts, églises baroques à chaque coin de rue. Bouffées enivrantes d'encens. Vues depuis le mirador de la Plaza de la Encarnacion, les centaines d'églises semblent flotter dans le ciel bleu et la lumière claire du soir.
Une fois le premier tour effectué, je me re-perds, perds mes repères. Il n'y a rien à faire dans une ville la nuit, seule. Les bars sont bondés, les magasins saturés de bruit. Le décalage "horaire" fait que j'aurais envie de dîner quand les autres n'en sont qu'au thé. Je passe du chaud des tiendas au froid de la rue. La nuit, les bars, les klaxons, ce n'est pas pour moi. Séville, capitale de la fête? Sans doute, mais je leur laisse. De bon matin, j'aurai sûrement vu des beautés que les fêtards ne découvriront jamais.
Côté gastronomie, ça se confirme, c'est une catastrophe. C'est sur ce point que Séville est à des années lumières de Cochabamba! De la viande, du gras et de la crème... Déjeuner dans un petit restaurant traditionnel. Les autres sont hors de prix. Friture de tentacules de poulpe. Pas de dessert, évidemment. Les "postres de la casa" sortent du congélateur ou des boîtes. Chantilly en tube. Viva España.
Il est 17 heures passées et j'attends que le soleil se couche. Ici, les jours d'hiver sont plus longs, nous sommes presque en Afrique. Palmiers et orangers à foison. Soleil brûlant de décembre. Architecture musulmane et regards noirs. Nous sommes aussi un peu en Amérique. Végétation exubérante des parcs, chants des oiseaux, souvenirs des colonies, or et argent des églises, paseos et circulation anarchique. De l'Europe, nous sommes bien loin. L'Andalousie est à la croisée des cultures mais a la sienne propre et bien marquée, très ancrée. Corridas, flamenco et tapas, ce n'est pas qu'une légende.
Séville vue de la Plaza de la Encarnacion
Photo emi

Ces quelques paragraphes de notes, je les ai notés au fil des jours, au fur et à mesure des moments de déconcertation, de découverte et de fascination. Séville est un choc, un tourbillon, violence et sensualité à la fois. Au jeu de la séduction, je te bouscule et je te charme, je crois qu'elle a gagné.

dimanche 25 décembre 2011

Back to Sevilla

Quelques jours d'escapade andalouse et me voilà de retour, les yeux chargés de beautés, éblouis de soleil, le corps épuisé de tant arpenter cette ville lumière, ses ruelles ocres et les rives de son fleuve mythique. Alcazar, Guadalquivir, Triana, Giralda, Juderia, des noms qui résonnent des origines métisses de Séville la belle, la cité riche d'une histoire multiple et à la fois actrice de la création d'une ville hors du commun, particulière et unique. J'ai comme à mon habitude pris énormément de photos, rencontré beaucoup de gens, écrit des dizaines de pages de notes en quelques jours seulement. Je vais donc tenter dans les prochains jours (voir semaines, il y a tant de choses à dire, à raconter, à décrire, à poétiser) de vous faire part de mes impressions de voyage, entre tourisme et vagabondage dans les époques, entre errance émerveillée et quête de l'identité de Seville...
(photo:emi)

jeudi 15 décembre 2011

Puisque c'est une danse

Tu perds le fil, tu t’habitues et te complais dans la souffrance. Tu te décoches des poignards dans les flancs. Sabotage. Ouvre les yeux sur le monde autour de toi. Fauve blessé. Cesse de te recroqueviller. Ouvre les yeux.  Accepte l’amour qu’on te donne. Retire ta carapace d’acier, ta cuirasse de malheur et laisse toi cajoler, envelopper dans la chaleur des anciens, des amis, des amours, même des courts. Sourie à leur bienveillance. Détends-toi. Fais leur confiance. Lâche prise, lâche du lest, pose tes valises, bien trop lourdes. Cheval mort. Est-ce que ce sont les tiennes ? Assieds-toi. Prends un thé. Thé fumé. Mets-toi à l’aise. Réconfort. Pleure, ça soulage. Inonde-toi de larmes si ça te fait plaisir. Amazonas. Eau salée. Lâche toi, danse, chante, transforme la colère en création. Déploie tes ailes. Cherche la beauté autour de toi. Crie si ça te fait trop mal, si ça te dévore, si ça te grince à l’intérieur. Crie pour gratter ce vernis trop terne. Brille au soleil, éclate, éclabousse. Crache, étale sur le papier, jette toi corps et âme avec les mots. Balance, envoie, vas-y envoie. Envoie tout valser, puisqu’on te dit que c’est une danse. Danse avec la mort. Tangue, tango, tant que tu peux. Tant qu’y a de l’accordéon y’a encore de l’espoir. Mambo, maloya, milonga. Mambo, maloya, milonga. Sortie de secours. Evacue. Vide ton sac, sors tes poubelles. Change d’air. Vire les angoisses de chez toi, de ton refuge, mets-toi à l’abri. Emmerde le monde. Vis. Fais ce que tu veux. Rêve, sans jamais te bercer dans l’illusion. Rêve, parce que c’est encore gratuit, parce que c’est encore permis. Entreprends, crée, cuisine, épice, compose, tisse, répare, réécris le destin, invente la suite. Et aime. Aime puisque c’est là, en face de toi, partout où tu vas et souvent où tu ne vas pas. Aime autant que ce qu’on t’aime, renvoie la pareille, la monnaie de la pièce. On t’aime, aime ton chemin, ta maison, ton jardin, surtout secret, et les ombres qui le peuplent. Belles ombres. Aime la lune et les étoiles, celles du ciel, dans tes yeux, le reflet, dans ceux de l’autre, les mêmes. Aime plus fort, aime presque trop, parce qu’il est toujours trop tard. Aime comme on court, en coup de vent, en coup de foudre, en coup de grisou, de bisou, baisé volé, envole toi. Envole-moi. Encore. Baisé manqué, ne rate pas le suivant. Tu crois le tenir il s’échappe. Poussières de sable entre tes doigts. Aime le suivre, à la trace, celle qu’il trace sur ta route, immanquable, indéniable. Aime l’empreinte et aime le pied, le regard et le sourire et la brûlure qu’il laisse en toi. Fer rouge, laisse faire. Les dés sont jetés, le sort, sur tes mains, les lignes, de travers, de traverse, qu’importe. Il est là. Perds le fil. Efface tout et puis recommence. Ferme les yeux. Comme tu voudras. Illusionne-toi. Après tout, pourquoi pas.

Causes perdues et musiques tropicales

Je pars. Au Brésil, dans le Sertão, dans le Nordeste ou à Rio. A Puerto Rico ou Miami, la salsa. Au Cap Vert de Cesaria Evora, dans l'Angola de Bonga, sur les traces des marins, de l'histoire, des légendes. Là où les hommes racontent les esclaves, les voyages, la sécheresse ou les tempêtes, les couteaux qui luisent au soleil et les femmes, mains usées et coeurs à prendre. Ou l'inverse. Celles qui attendent et celles qui rêvent, derrière les barreaux ou dans les songes des hommes. Betty. Je suis le sillage du baroudeur, pars avec lui de port en port, de conte en conte, d'amour en désespoir. Et je danse. Je danse le séga, la bossa, la samba, le mambo, l'accordéon et le cuir des tambours. Je danse avec la mort et fait trembler la terre sous mes pieds. La vie en suspens entre deux tourbillons. Le début du voyage c'était dans la selva, le pas feutré des tigres et les cavaliers des sables, Solidão, soleil de fer. Lumière saturée, gros plan sur les travailleurs, mains d'or et regards d'acier. Ensuite, ce furent les cuivres, Ray Baretto, la salsa. En français, ça avait de la gueule, qui l'aurait cru. Parce qu'au delà de la langue le rythme était ancré et la musique enracinée, impregnée dans cette voix grave, dure et subtile à la fois. Cette voix de conteur dont les mots savent si bien s'accorder avec les notes sans jamais les trahir. Respect des racines, jeu des métissages. Miroir. Au détour d'une chanson j'ai cru entendre aussi les envolées de beauté crue lancées sur les pages comme des poignards d'argent. Giraudeau, autre voyageur. Même prénom, même expérience du voyage, de la vie, des rencontres. Même regard attendri sur la cruelle beauté du monde, toujours en paradoxe, la pépite d'or dans la boue. Celle que personne ne voit mais que l'ironie de chercher du beau dans la misère humaine sait si bien détecter et sublimer. Ambassadeur des musiques d'ailleurs, chantre des hommes et des femmes, de la souffrance comme un étandard qui sourie au monde, pour nous réveiller, nous secouer, nous éblouir et nous interroger. Et nous faire danser le sang dans les veines. Lavilliers, maestro raconteurs de causes perdues sur musiques tropicales.
"Angola" (avec Bonga)
"L'exilé"

jeudi 8 décembre 2011

Les amis de Jorge Carrasco

Chers Amis de Carrasco
Une réunion de l'association " Les amis de CARRASCO" aura lieu le vendredi 16 Décembre 2011 à 19H à  la salle des fêtes de LE MENOUX, place de l'église.

Lors de cette réunion, les points suivants seront abordés:
-      Compte rendu des actions effectuées à ce jour
-      Propositions d'actions
-      Constitution de groupes de travail
-      Questions diverses
Nous vous remercions par avance de votre présence et vous disons à bientôt

Bien cordialement

mardi 6 décembre 2011

Révélations sur l'affaire Bétancourt

Jacques Thomet, Les secrets de l'opération Bétancourt, 2008.
Décidément, les événements actuels en Colombie sont passionnants. J'avais déjà lu avec beaucoup d'intérêt le témoignage de Clara Rojas, ex otage des FARC. Je viens à l'instant de terminer la lecture d'un excellent document dont les révélations ont de quoi ébranler pas mal de certitudes. Mais attention, le livre de Jacques Thomet n'est pas du tout l'un de ces essais à scandales qui paraissent chaque année, ramassis de soit disant scoops, mais sans aucune source. Au contraire, ce travail là est une réalisation de longue haleine, extrêmement documentée et dans laquelle l'investissement de l'auteur se démontre à chaque page. Et il est vrai que la France n'en sort pas grandie. Petit retour en arrière. Libération d'Ingrid Bétancourt et d'autres otages des FARC (en tout 15). Remerciements au président Sarkozy, à Hugo Chavez, etc... Sauf que les deux présidents en question n'étaient pas au courant de la fameuse opération "Jaque", "mise en échec". Cette opération, dissimulée jusqu'à la dernière seconde, a en réalité été menée du début à la fin par l'armée colombienne et en particulier par 9 volontaires, lesquels ont suivi un entrainement intensif (comédie, langues étrangères, arts martiaux...) afin de se faire passer pour une mission humanitaire. Sans aucune arme sur eux. Derrière cette organisation méticuleuse, une infiltration réussie des FARC par l'adresse des services secrets colombiens (encore une fois, on a beaucoup parlé du rôle de la CIA, il n'en est apparemment rien) qui sont parvenus à court-circuiter des mails et des messages de César, celui qui a alors la charge des otages, vers le nouveau chef Alonso Cano (mort il y a peu. C'est lui qui avait remplacé Raul Reyes, également tué par l'armée colombienne). L'opération Jaque est donc menée de main de maître et, sans une goutte de sang, parvient à libérer 15 otages, dont Ingrid et les 3 américains. Mais quel a donc été le rôle de la France dans cette libération, dans les négociations? C'est sans doute le point le plus intéressant du livre, outre les relations étroites entre Chavez, Correa, la Suisse et les FARC. Depuis le début de la prise d'otage d'Ingrid, sa famille s'oppose à toute intervention militaire. Chirac puis Sarkozy les suit. Commence alors une longue période au cours de laquelle le gouvernement français va se croire souverain en Colombie et tenter d'ouvrir des négociations directes avec les FARC, sans passer par le gouvernement colombien. De malentenus en fiascos, la France enchaine les bourdes: sommes d'argent colossales destinées à la guérilla et versées par erreur à un bandit de grand chemin s'étant fait passer pour un intermédiaire des FARC; mission "humanitaire" stationnée au Brésil, menée par Dominique de Villepin, qui était partie sans même en aviser le président français; autre mission à la frontière colombienne, au cours de laquelle les hauts responsables français, dont Bernard Kouchner, ne seront pas sortis de leur hôtel, dans l'incapacité totale d'enter en contact avec la guérilla. Toutes ces grossières erreurs, appuyées par les enfants d'Ingrid, son ex mari et sa mère, crachant sans cesse leur venin sur le gouvernement colombien, comme s'il était responsable de la prise d'otage, retardent les libérations. Mais il y a autre chose encore. A un autre niveau, éthique celui-là. Il y a Sarkozy qui donne du monsieur à Manuel Marulanda, accusé de crimes contre l'humanité (dans le dernier message adressé à Marulanda et diffusé sur toutes les télés du monde entier, Sarkozy fera en plus l'erreur de s'adresser à un mort, le chef terroriste ayant succombé à un cancer). Il y a aussi la proposition "d'échange humanitaire", c'est-à-dire Ingrid (puisqu'à partir de ce moment là, le gouvernement français ne parlera plus des autres otages, semble-t-il moins importants à ses yeux) contre des prisionniers FARC. Sarkozy se déclare même prêt à accueillir sur le territoire français, avec le statut de réfugiés politiques, des terroristes sous le coup de dizaines de procès pour meurtres et crimes contre l'humanité, ceux-là même dont il a été avéré qu'ils séquestraient et assassinaient aussi des bébés. Trois ans après la libération d'Ingrid par l'armée colombienne, la France n'a toujours pas amendé son double discours qui d'un côté condamne les terroristes, mais de l'autre héberge bel et bien des rebelles FARC sur son territoire, leur fournissant argent et logement, sans s'inquiéter du passé peu reluisant de guerilleros plus proche de la sauvagerie que du romantisme. Certes, le gouvernement Uribe a des liens avec les paramilitaires, eux-aussi sanguinaires trafiquants de cocaïne, ainsi qu'avec l'Opus Dei, appui d'autres coups d'état, notamment celui contre Chavez en 2002 à Caracas. Certes, le bonhomme n'est pas tout blanc. Mais je refuse de jouer à ce fameux jeu du "lequel est plus cruel que l'autres". Il me semble juste qu'en sachant ce que l'on sait sur les FARC, il semble impossible aujourd'hui de fermer les yeux sur leurs exactions sous prétexte qu'ils représentent une forme de pseudo héroïsme pour tout un ensemble de gens dits "de gauche", quant à eux bien à l'abri dans leurs pays riches et épargnés par ces absurdes séquestrations. Aucun idéal n'est suffisamment juste pour être soutenu s'il emploie la violence. Le Che est mort en 1967.
http://www.jacquesthomet.com/

samedi 3 décembre 2011

Le coeur cousu

Carole Martinez, Le coeur cousu, 2010.
Encore un livre qui n'est pas tombé entre mes mains par hasard, conseillé par quelqu'un qui me connaît très bien et qui savait ce que j'allais en retirer. La critique avait déjà été unanime pour ce premier roman, je ne vais faire que l'encenser à nouveau, aucun remarque négative, que du bon.
Nous sommes au nord de l'Afrique, quelque part entre la Méditerranée et le Sahara, dans un faubourg de sable rouge. Soledad écrit, raconte son histoire, ou plutôt celle de sa mère, Frasquita, couturière hors normes qui reprise autant les vêtements que les âmes, sublime les gens avec ses aiguilles, don, magique. Ce don, elle l'a reçu à l'ouverture d'une petite boîte qui se transmet de la mère à la fille de génération en génération. Au terme d'une période d'initiation aux croyances de la lignée, croyances qui peuvent tout aussi bien être universelles, la jeune fille reçoit alors la boîte, en même temps qu'on lui enseigne les prières qui permettent de dialoguer avec les esprits, avec les morts. C'est dans cette boîte que se cache et murit le don de chacune des femmes de la lignée. A son tour, Frasquita y découvre des aiguilles et des fils de couleurs et commence à changer le monde autour d'elle, à recoudre les coeurs, les êtres, à tisser des liens indestructibles, parfois inquiétants et qui la dépassent. Mais dans son village perdu au sud de l'Espagne, elle se retrouve mariée à un homme un peu fou, obsédé par les combats de coqs et qui finit, au terme d'une surenchère de paris, par jouer sa propre femme, et par la perdre. Commence alors pour Frasquita et ses nombreux enfants, tous plus étranges les uns que les autres, une marche vers le sud à travers une Espagne ravagée par la pauvreté et les révoltes paysannes, débuts de l'anarchisme. Cette longue pérégrination la mènera jusqu'au Maghreb, fin du voyage, où les choses deviendront de plus en plus tragiques pour elle et ses filles.
Le style est extrêmement dense, très riche. Aucun mot n'est posé là au hasard, cela se sent. On sent aussi derrière ce roman toute une tradition orale perpétuée par des lignées de femmes conteuses. On pourrait dire qu'il s'agit d'un roman d'initiation, d'une oeuvre de femmes. Mais il y a autre chose. Une manière de conter, de faire s'enchainer des événements, de rapprocher des faits incroyables entre eux, de faire opérer la magie sans jamais que les ficelles n'apparaissent, en faisant que tout semble normal et acceptable aux yeux du lecteur. En lisant Le coeur cousu, on se trouve entre, d'un côté,  la vision tragique du monde de Lorca dans La casa de Bernarda Alba; et d'un autre côté les meilleurs romans du réalisme magique latino américain, Garcia Marquez en tête, Alejo Carpentier ou encore Horacio Quiroga, où les esprits et la mort côtoient le quotidien et le merveilleux, créant une alchimie, un tissage appliqué, un chef d'oeuvre du genre.