vendredi 29 mai 2009

Un rubis dans l'immaculé

Elle connaissait parfaitement la montagne, l'avait descendue à toute vitesse pendant des années. Une grande championne, une fille géniale, sympathique, au sourire franc et communicatif. Elle était passionnée, amoureuse de la montagne au point de devenir guide. Et il semble que c'était réciproque. Les sommets immaculés ont voulu garder Karine Ruby dans leur royaume. Il manquera au nôtre sa détermination et sa gentillesse.

mercredi 27 mai 2009

Festival du charango

Faites glisser la souris deux articles plus bas et vous verrez mon résumé!

mardi 26 mai 2009

Festival du charango, deuxième!

Disons que le premier festival aura été l'ébauche du second. Non pas que la première édition ait été mauvaise ou décevante, pas du tout. Mais ce deuxième Festival du charango à Paris restera inoubliable. L'affiche en disait long déjà sur le spectacle qui allait être présenté: Cavour, Coca, Milchberg... Des grands noms impressionnants rien que par l'idée même du talent immense qu'ils véhiculent. Le public ne s'y est pas trompé en venant remplir la grande salle de l'Unesco deux fois plus que l'année dernière. Beaucoup plus de boliviens ont fait le déplacement, et c'est déjà une victoire pour la culture de notre cher pays. L'excitation peu à peu gagnait les rangs et tout le monde, les amis, les frères de musique, se retrouvaient dans la joie de partager ensemble un moment qui s'annonçait comme unique. Et il le fut. Après un discours de madame l'Ambassadrice de Bolivie en France, Luzmila Carpio, qui ne restera pas dans les annales -trop long, trop flou, pas assez captivant, certainement pas à la hauteur de l'attente impatiente du public- le premier charanguiste est arrivé sur scène.
Miguel Osorio, musicien péruvien, nous a fait voyager dans les montagnes de son pays, une entrée en matière réjouissante, accompagnée par la guitare toujours très sûre, virtuose et chaleureuse de César Pimentel, son compatriote de Ayacucho.
Miguel Osorio (Huanchaco) - Photo:Luis Chugar
Puis ce fut le tour de Miguelito et Milena, deux artistes français passionés par la musique andine. Costumes bariolés, sourires larges et accueillants. Certains dans la salle, moi y-compris je le reconnais, ont d'abord eu un moment de surprise et d'interrogation. Deux français, entre Cavour et Coca, cela pouvait sembler incongru. Le fait est que Miguelito, grand collectionneur de charangos, et la guitare de Milena nous ont emportés beaucoup plus loin que ce que l'on aurait pu imaginer, dans la région de Norte Potosi. En fermant les yeux plus de différences, plus de frontières. Nos deux amis ont réalisé une interprétation sans faute, avec en prime ce qu'il manque la plupart du temps au non boliviens pour que leur musique soit "comme là-bas": les tripes, le "sentimiento", les racines sous les pieds qui poussent les notes du plus profond de l'âme vers le coeur du public. J'ai été séduite, les connaisseurs également. C'est la très bonne surprise de ce Festival.

Miguelito y Milena - Photo:Luis Chugar

Soudain le silence. On annonce le "gran maestro Alfredo Coca". Son chapeau éternellement vissé sur la tête, le pas assuré mais paisible, Alfredo s'avance sur la scène. Les respirations se coupent. Premières notes, et comme d'habitude la magie opère. Les doigts du maître lévitent au dessus des cordes et la mélodie s'envole, légère, aérienne, parfaite, sans jamais aucune fraction d'hésitation. Coca maîtrise son art à la perfection, tout en ayant le pouvoir de magnifier les morceaux qu'il interprète dans un style tellement personnel, tellement vrai, tellement sincère, à l'image du personnage. A la fin du troisième morceau, une composition originale, le public a le souffle coupé et se lève en un seul élan d'amour et d'admiration. Alfedo Coca est touché, très ému. La communion entre l'artiste et la salle est totale. Une belle démonstration de fraternité.
Alfredo Coca - Photo:Luis Chugar

Entracte. Impossible de passer après Coca.
De retour dans la salle, c'est le tour de Milchberg. Emotion. Un immense artiste fait son entrée sur scène et vient s'assoeir en face de nous pour nous faire la conversation comme on retrouve un vieil ami. Milchberg, c'est le rénovateur du thème "El Condor Pasa", le célèbre charanguiste de Los Incas. Au fond on ne le présente plus. Il nous raconte son amour pour la musique bolivienne, tout en parsement quelques phrases murmurées par son charango. Quelques morceaux, pas de danses ou de zapateado, nous sommes loin de la fête, du dynamisme de Miguelito. Mais Milchberg nous hypnotise, sa chevelure blanche et sa voix mal assurée, son allure de vénérable vieil homme. Pourtant à quatre-vingt-un ans ses mains ne tremblent pas. C'est un instant de grâce. Un moment unique dont on sait qu'il ne se reproduira pas de sitôt.


Jorge Milchberg - Photo:Luis Chugar

Enfin le Festival se termine sur les chapeaux de roue avec un Ernesto Cavour au top de sa forme, soixante-et onze ans de vie consacrée au charango et une innocence d'enfant jouant avec ses créations insolites -le "charango coeur", le "charango siku", etc...- ou discutant avec son quirquincho, son tatou en peluche. Cavour comme un grain de folie soufflant sur Paris, la folie des grands artistes, de ceux qui sont d'une autre planète. Il fait parler son charango, le fait pleurer, chanter. Il nous raconte avec son instrument des histoires d'aigles volant au-dessus des Andes, de lamas courant dans la montagne, de moustique virevoletant entre les arbres de l'Amazonie.

Ernesto Cavour y el charango Sonqoy - Photo:Luis Chugar

Le deuxième festival du charango se termine par un final où tous les artistes se réunissent sur scène. Une image restera gravée pendant longtemps: celle de Coca, Cavour et Milchberg ensemble, émus, face à un public transporté. Un grand frisson d'admiration nous a fait vibrer ensemble ce soir là. Le partage n'est pas un vain mot. Gracias, maestros.

Los tres maestros - Photo:Luis Chugar

lundi 25 mai 2009

C'est ainsi que je me rappelle Guillermo Lora - Victor Montoya

Je ne l’ai pas connu dans mon enfance, malgré le lien familial qui nous unissait. Cependant, à travers les commentaires élogieux que j’entendais sur sa vie et son œuvre, je l’avais toujours imaginé comme un homme exceptionnel, sans doute parce qu’il inspirait un profond respect parmi les siens ou, peut-être, parce qu’il était alors un personnage faisant partie de l’histoire universelle, connu comme l’un des esprits les plus lucides du monde intellectuel latino-américain et comme le leader indiscutable de l’une des organisations politiques les plus influentes au sein du mouvement ouvrier du XX ème siècle.

En 1975, après la scission du Pari Ouvrier Révolutionnaire (P.O.R) et à la veille de la réalisation du XXIII ème Congrès à La Paz, je fus confronté pour la première fois à ce personnage légendaire, dont le nom était gravé dans mon esprit et qui, rien qu’en le regardant dans les yeux, provoqua chez moi une sensation d’infériorité telle que, face à son regard fixe et pénétrant, mes idées et mes mots s’embrouillèrent. J’étais intimidé par sa personnalité qui s’imposait de manière naturelle et n’en revenais pas de ma surprise de lui avoir serré la main et qu’il m’ait donné une accolade silencieuse mais affective.

A la fin du Congrès, en ce froid matin de juin, nous attendîmes l’aube pour sortir dans la rue et échapper à la surveillance policière. Chacun reprit son chemin et moi je suivis celui de Guillermo. Alors que nous parcourions les rues escarpées de la ville en direction de la maison où il vivait clandestinement, je ne le regardais plus dans les yeux, j’écoutais simplement sa voix. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’il me dit, je me rappelle seulement l’instant où un poids extraordinaire s’installa dans mon corps et descendit vertigineusement jusqu’à mes pieds, comme si je ressentais pour la première fois la loi de la gravité.

Depuis ce moment là, qui pour moi fut éternel, je marchai avec des semelles de plomb, non pas par fatigue ou par lassitude, mais parce que j’allais aux côtés d’un homme en qui puiser toute la sécurité du monde ; cette sécurité allant de pair avec les convictions idéologiques et l’expérience de quelqu’un qui avait connu les vicissitudes de la vie et avait fait ses armes au cours de l’une des périodes les plus agitées des régimes dictatoriaux et de la répression politique.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, perchée en haut d’une rue étroite d’où l’on dominait une partie de la ville, nous montâmes une série d’escaliers jusqu’à un patio et une piaule pas plus grande qu’une cellule, et par la petite porte de laquelle Guillermo se glissa en baissant la tête. A l’intérieur il y avait le strict minimum : un lit, une machine à écrire et une caisse sur laquelle se trouvait un réchaud pour cuisiner. Il y avait évidemment des livres, des feuillets, des journaux et, sous le lit, un petit trou où était caché le miméographe recouvert par un carton et camouflé par une couche de terre récupérée du sol même de la pièce.

Dans cette piaule où nous tenions à peine tous les deux, mais qui dans mon imagination devenait un magnifique château rien qu’en pensant que je me trouvais à côté d’une bibliothèque vivante et d’un analyste politique de premier ordre, j’appris à connaître le monde fascinant du pamphlétiste. J’y passai plusieurs jours dans un état proche de la lévitation et y dormis plusieurs nuits recroquevillé aux pieds de Guillermo, observant du coin de l’oeil tous ses faits et gestes et buvant ses paroles. Tant ses actions que ses mots donnaient de la dignité à une vie consacrée à la recherche, la polémique et la critique implacable contre les gouvernements oligarchiques, nationalistes, dictatoriaux et pro impérialistes.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que sa personne, de l’aube au crépuscule de sa vie, incarna une discipline admirable et qu’il était l’exemple même du révolutionnaire qui ne ménageait pas ses efforts pour accomplir son devoir, malgré les privations qu’imposait la dure vie dans la clandestinité. Il écrivait dès le lever du soleil et lisait jusque tard dans la nuit, un stylo presque toujours à portée de main.

Du temps que je passai avec cet homme qui fit de la passion révolutionnaire le centre de sa vie et de son œuvre, je me rappelle deux anecdotes. D’abord, un après-midi où j’avais oublié de lui acheter le journal, sans soupçonner que c’était pour lui l’équivalent du pain quotidien ; ensuite, ce matin où, assis au bord de son lit, la machine à écrire sur les genoux, il rédigeait un article directement sur le stencil tout en me faisant la conversation.

Au moment de nous séparer, je me fis la promesse que, si l’expérience de passer quelques jours aux côtés du plus grand représentant du marxisme bolivien venait à se renouveler, je ne manquerais pas de lui acheter le journal et éviterais de tomber dans l’erreur de le contredire avec des arguments dictés par la bêtise humaine.

Deux ans plus tard, au début de l’année 1977, alors que j’étais déjà en exil, nous nous vîmes lors d’une conférence organisée par le CORCI (Comité d’Organisation pour la Reconstruction de la IV ème Internationale) à Paris, à laquelle j’assistai avec la ferme résolution de lui soumettre mon retour en Bolivie ; plus encore, je voulais revenir avec Guillermo, lui qui pensait passer clandestinement la frontière du Pérou. Mon rêve ne se concrétisa pas, au contraire, un lapsus et un malentendu nous éloignèrent d’une manière assez étrange.

Depuis, je n’ai plus jamais conversé avec Guillermo, mais son image d’homme soigné et intelligent demeure vive et intacte dans ma mémoire. Aujourd’hui j’apprends la terrible nouvelle de sa mort et il me semble que nous avons perdu le plus grand bolchévique bolivien. Pourtant, même si ses ennemis applaudissent et se réjouissent de sa disparition, j’ai la certitude que son oeuvre, qui représente presque soixante-dix volumes, lui survivra dans le temps et dans l’espace, car elle constitue un héritage inestimable pour les révolutionnaires et ceux qui étudient l’histoire du mouvement ouvrier bolivien.

Quant à moi, je me consacrerai à lire et relire ses écrits sur l’art et la littérature, une thématique qu’il connaissait parfaitement et à laquelle il consacra une grande part de son talent et de son énergie, conscient du fait que la réalité sociale se reflète dans les différentes facettes de la création humaine ; une thèse qu’il n’hésita pas à défendre tout au long de sa vie, depuis le temps où le livre «Littérature et Révolution » de Léon Trostsky l’avait captivé.

J’ignore si un jour, prenant ses conseils au pied de la lettre, je me lancerai et écrirai ce qu’il appelait « le grand roman minier », mais je suis certain d’une chose : je n’apprendrai jamais à écrire tout en parlant, parce que cette habileté naturelle de parler et d’écrire en même temp, c’était un don que seulement Guillermo possédait.
Victor Montoya - Ecrivain bolivien résident en Suède
(traduction:Emilie Beaudet, avec l'aimable autorisation de l'auteur)

jeudi 21 mai 2009

Indigènes

D'habitude je n'arrive jamais à regarder un film en entier, je me déconcentre au bout de la première demi-heure, je me mets à faire autre chose. Je ne vois jamais la fin des films. D'habitude je préfère les films qui me distraient, ceux qui me font rire, ceux qui me changent les idées et m'évitent de réfléchir. D'habitude j'évite les films primés ou ceux en tête des box office, je déteste faire comme tout le monde, j'ai l'esprit de contradiction. D'habitude les films sur la guerre, je les fuis, on en a trop vu, et je pense que ressasser le passé n'a pas toujours que du bon. Je les trouve tous semblables, violents, ennuyeux. D'habitude.
Je viens de regarder "Indigènes". On en a beaucoup parlé. J'ai hésité à rester devant mon écran. Et puis les images se sont succédées, et je ne me suis pas détachée, jusqu'à la dernière seconde, je n'ai pas bougé d'un millimètre, captivée. Je viens de regarder un chef d'oeuvre.
D'habitude je n'aime pas beaucoup les films. Mais ce n'est pas un film, c'est un morceau d'humanité.

lundi 18 mai 2009

Deux morts, un combat, et une étoile de plus

Il y a des noms comme ça qu'on aime entendre, des noms chaleureux qui vous accompagnent tout au long de votre enfance et qui ne vous quittent plus, comme un refrain familier dont on ne se souvient plus vraiment des paroles mais qu'on n'oublie jamais. Mario Benedetti, c'était les livres d'espagnol du début, les extraits avec le nom "Uruguay" à la fin qui faisait rêver. Benedetti ce fut ensuite "Primavera con una esquina rota", tendresse et douleur, souffrance et violence exprimées avec tant de poésie. Et puis tant de livres, tant de poèmes dans lesquels je ne me suis jamais plongée vraiment mais un sentiment profond de familiarité. Benedetti est parti avec ses convictions et ses poèmes. J'irai lui rendre visite plus souvent. Une étoile de plus là-haut, un être humain de moins ici.
Autre disparu aujourd'hui, tout autre contexte mais pourtant le même combat pour la liberté. Guillermo Lora, bolivien, trostkiste, leader historique du POR (Partido Obrero Revolucionario), le principal auteur des "Tesis de Pulacayo" qui ont servi de base à la révolution de 1952, la première d'Amérique Latine. Là aussi des centaines, des milliers d'écrits, des convictions.
Deux morts, un même combat, des traces pour l'histoire.
Et des empreintes d'humanité dans lesquelles poser le pied. Adios compañero Mario.

lundi 11 mai 2009

Il y a erreur sur la personne

Les cholitas, de pauvres indiennes soumises et forcées par les espagnols à porter un costume ridicule? Il y a erreur sur la personne! Il faut le dire aux journaliste de France 2 qui proposaient ce midi un reportage sur les catcheuses de la Paz (dont j'avais déjà parlé ici). Des malheureuses donc, des opprimées... Les femmes les plus "chères" du monde oui! Demandez donc à leurs maris! Des boucles d'oreilles en or pur pour leur anniversaire, des châles en alpaga à Noël... de quoi ruiner le plus acharné des travailleurs! La cholita est coquette et fière de son statut. Autre phrase risible: "La Bolivie, le pays le plus traditionnaliste d'Amérique du Sud..." Quoi! Qu'entends-je? Ne confondons-nous pas ici "traditionnel", fier de ses traditions, et "traditionnaliste", conservateur, voire arrièré? Au moment où un grand renouveau souffle sur le coeur de l'Amérique du Sud, c'est assez marrant de parler de traditionnalisme. Complètement hilarant lorsque la journaliste associe traditionnalisme et machisme. "Leur passé de femmes soumises", dixit la reporter... Ca se voit, elle n'a jamais vu une cholita aller chercher son mari à la chicheria, la casserole dans une main et le regard colérique! D'autant plus ironique que dans le reportage on entend une des femmes qui montent le ring de catch dire en parlant de son mari : "Ou bien il travaille, ou bien on le met dehors!" Soumises, oui... Tentative de se rattraper en parlant du statut soit-disant inférieur des femmes boliviennes par rapport aux hommes. Pourquoi, en France hommes et femmes ont le même salaire? Ravi de l'apprendre, lorsqu'on sait que même dans la fonction publique -et oui on a beau critiquer les fonctionnaires, "bande de planqués!", on ne sait pas tout- un congé maternité vous pénalise toute une carrière... "Les humiliations du passé"... Oui ça va, ça va on a compris. Enfin la journaliste, elle, est complètement à côté de la plaque. Elle avait juste a ouvrir un livre d'histoire pour voir que les femmes boliviennes ont souvent tenu le premier rôle dans l'histoire de leur pays, et la plupart du temps un rôle décisif,(Là encore j'en avais parlé ici), juste à pousser une porte à El Alto pour comprendre qu'en Bolivie ce sont les femmes qui commandent le foyer, qui mènent les hommes par le bout du nez. La journaliste de France 2 a voulu se distinguer en faisant un reportage féministe presque lyrique sur la difficile émancipation des femmes en Bolivie. Elle s'est juste trompée de pays. "La Bolivie? Une société matriarcale!" Et ce n'est pas moi qui le dis!
Regardez le reportage, ceux qui connaissent la Bolivie rieront beaucoup du ton totalement inapproprié du commentaire!

samedi 9 mai 2009

La Bible

Nathan Wachtel, Le retour des ancêtres. Les Indiens Urus de Bolivie. Essai d'histoire régressive, 1990.

Par où commencer... Il y a longtemps que je voulais attaquer ce sommet de l'ethnologie, mais j'étais convaincue, de par le titre, que l'ouvrage traitait d'un sujet beaucoup trop pointu, trop précis, trop local pour qu'il puisse m'apporter quelque chose de consistant pour mes recherches. La peur aussi sans doute de ne pas saisir le sens de la réflexion. Avec plus de 600 pages, le sujet devait être traité dans ses moindres détails et j'en étais un peu effrayée. Puis au fur et à mesure de mes lectures, en parcourant les bibliographies, je me suis aperçue que toutes ou presque citaient le livre de Wachtel. J'avais déjà lu il y a peu "La vision des vaincus", je savais maintenant où je mettais les pieds, je me suis donc lancée. Et je ne l'ai pas regretté. Les Urus-Chipayas... Un peuple à part, qui a fait face aux aymaras. Des descendants du monde qui nous a précédé et de ses anciens habitants. Des survivants des chullpas. Tout un mystère. Encore aujourd'hui leur costume est différent, leurs coutumes, leur langue.
Chipayas en la Anata de Oruro - février 2009
(Photo:Luis Chugar)
Wachtel s'est immergé dans leur civilisation et avec eux, à leur contact, a tenté de remonter le temps pour savoir d'où venaient ces gens, de qui descendaient-ils, quelle était leur histoire. Un voyage à rebours, qui part du présent, de ce que l'on y constate au quotidien dans les villages et les communautés Urus de Bolivie, pour se fondre, s'immerger petit à petit dans le passé et y retrouver l'origine des manifestations culturelles, sociales, économiques observées aujourd'hui. Une méthode inversée par rapport à toutes les études que j'ai lues jusque là. Mais ce livre ce n'est pas que ça. C'est aussi le respect et la discrétion avec laquelle Wachtel laisse parler les Urus. En effet dans la plupart des ouvrages que j'ai pu croiser le "je" du chercheur est omniprésent, et on sent bien que sa présence conditionne les réactions de ses interlocuteurs boliviens. Au contraire ici Wachtel s'efface totalement, se fait oublier, et invite le lecteur à observer par lui-même, comme s'il était en face d'eux, les Urus. Il y a quelque chose d'immensément humain dans cet essai, quelque chose qui dépasse le cadre de la recherche universitaire, du travail comme on aimerait le mener. On s'éloigne même du travail et l'on s'approche de la pure poésie. Ce livre, c'est une oeuvre d'art.

(En 1976, Nathan Wachtel part avec des Urus-Chipayas à la rencontre d'autres Urus, les Moratos. Les uns et les autres, bien qu'ayant des origines, un passé commun, ne s'étaient jamais rencontrés)

"Peu à peu l'après midi avance, la lumière jaunit, il est temps de faire nos préparatifs. Tristesse des départs. Nous revenons dans la cour de l'école pour saluer nos hôtes. Visages graves. Le soleil flamboyant descend à l'horizon: il se dédouble dans le lac, dont les eaux d'un mauve bleuâtre s'embrasent, se métamorphosent en miroir violacé, scintillant, où se réflète le moutonnement doré puis pourpre des nuages. Charme de l'heure crépusculaire? L'air plus vif semble lui-même se charger de solemnité. Tout à coup quelque chose se déchire et la scène parait transfigurée. Les Moratos, hommes et femmes, font cercle autour de Martin et de Fortunato: ils les supplient de parler dans leur langue, la vieille langue Uru. Nullement surpris, obéissant à une sorte d'évidence, les deux Chipayas s'exécutent, et parlent. Les Moratos écoutent et tous, au son des paroles antiques, sans se concerter mais sous l'impulsion de la même évidence, tous en même temps retirent leurs chapeaux, inclinent la tête, dans une attitude de prière. Communion dans la mémoire des morts, irruption du sacré: ils écoutent pieusement, religieusement, sans comprendre un seul mot, la langue des ancêtres. La prière se prolonge, le soleil disparait lentement dans le lac, la scène baigne maintenant dans un clair obscur et se brouille à travers mes larmes. Puis les Moratos, hommes et femmes, se mettent en file devant les deux Chipayas et tous, les uns après les autres, leur donnent l'accolade pour les remercier. Les remercier de quoi? Des paroles prononcées? De la visite rendue? Sans doute. Ils les remercient, simplement, d'être ce qu'ils sont, et d'avoir permis par leur visite la resurrection du passé. Mes amis Chipayas ont cru faire un voyage en arrière dans le temps; pour les Moratos, par une sorte de renversement, c'est le passé qui est revenu pour se confondre avec le présent dans un fugitif instant de grâce. Ils les remerciaient d'avoir incarné le retour des ancêtres."

vendredi 8 mai 2009

C'est comme ça


Allez, je sens bien que mon coup de gueule -cette fois partagé!- contre les bouquins d'espagnol vous a fait dresser les cheveux sur la tête. Pour vous refaire le brushing, un peu de musique:
Du bon, du texte, de la mélodie, du bon accent argentin, de quoi arrêter de dire "J'aime pô la variété" pendant un bon bout de temps.

mardi 5 mai 2009

Al carajo!

Extrait de bouquin d'espagnol de 3ème:
Contrastes de Bolivia
"Querida Bea:
La Paz es una ciudad horrible donde todo anda mezclado, hasta el clima. (...) Ves un edificio lujoso junto a otro casi en ruinas, (...) una señora fina junto a un pobre, y todo asi. Es un jaleo de ruidos, olores, colores, gentes y coches, que aqui ni siquiera se llaman coches, sino movilidades. Qué palabra mas boba!
Hay gente que no es como nosotros. Tienen otro color, la cara hecha de otra forma, visten diferente, miran distinto, hablan distinto... Son los indios aymaras y quechuas, la gente que estaba aqui antes de que llegaran los españoles.
En Bolivia la mitad de la poblacion es indigena, figurate el plan! Y la mayoria de los indigenas son pobres. Y qué pobres! (...)
Bueno ya me despido
Maria"
(Chère Bea,

La Paz est une ville horrible où tout est mélangé, même le climat (...) Tu vois un immeuble luxueux à côté d'un autre presque en ruines, (...) une dame élégante à côté d'un pauvre, et ainsi de suite. C'est un bazar de bruits, d'odeurs, de couleurs, de gens et de voitures, qu'ici on n'appelle même pas des voitures mais des "movilidades", quel nom idiot!
Il y a des gens qui ne sont pas comme nous. Ils ont une autre couleur, le visage d'une autre forme, ils s'habillent différemment, regardent autrement, parlent autrement... Ce sont les indiens aymaras et quechuas, les gens qui vivaient ici avant l'arrivée des espagnols.
En Bolivie la moitié de la population est indigène, tu te rends compte! Et la majorité des indigènes sont pauvres. Et quels pauvres! (...)
Bon à bientôt

Maria")
Un ancien manuel des années 70? Pas du tout, si vous pensiez que le contenu de nos vieux bouquins de classe bourrés de stéréotypes réducteurs avaient changé, vous vous mettez le doigt dans l'oeil jusqu'au coude! Ceci est un extrait d'un manuel d'espagnol de 3ème que je viens de recevoir et qui est censé être conçu selon les directives des nouveaux programmes. Elle est belle la culture, elle est riche et variée l'image qu'on y donne de l'Amérique Latine! Et vas-y que je te colle des photos d'indiens en ponchos, et que dans les Andes le mal de l'Altitude, et que Christophe Colomb "arrive" en Amérique en simple touriste, et que la légende de El Dorado -c'est presque les Cités d'Or-, et que les sacrifices humains des Aztèques, et allez! Le texte dont je viens de vous copier des extraits est une vraie perle. La Bolivie? Un pays pauvre, pauvre pays: que des indigènes, vous vous imaginez un peu? Pays de sauvages oui! Soit la petite "Maria" qui écrit vit dans une bulle et n'a jamais vu d'étrangers -c'est vrai, en Espagne il n'y a pas du tout d'immigration surtout pas!- soit elle arrive tout droit de Pluton. Et cette magnifique phrase: " Es un jaleo de ruidos, de olores...", "le bruit et l'odeur", ça ne vous rappelle rien? Les indiens sentent apparemment! Et font beaucoup de bruit! Ah oui, la Bolivie est vraiment un zoo! Et puis tout ces pauvres! Vraiment ça fait désordre! On s'attend même à une remarque du genre "heureusement que les espagnols sont arrivés pour mettre de l'ordre dans ce souk!" J'en ris mais c'est affligeant. Enfin cela ne fait qu'illustrer, donner une continuité très cohérente des années de fac où on vous reproche votre accent pas assez "castizo", les concours où on vous recale parce que vous êtes pas assez bon, un peu trop sudaméricain, et toutes ces remarques de professeurs sans culture et à l'esprit réduit sur la prétendue infériorité de la culture hipanoaméricaine par rapport à l'Espagne, tous ces clichés qu'on nous a fait avaler et qu'on continue apparemment à vouloir faire ingurgiter à nos élèves. A tous ces gens qui fabriquent ces manuels à jeter dans la cuvette des toilettes publiques j'ai envie de dire au nom de nous tous indiens, métis, pauvres, puants, bruyants, différents: "l'Amérique vous emmerde".

vendredi 1 mai 2009

Sudacas en force!

Les samedis et jours fériés dans le Bois de Vincennes, c'est le rendez-vous de tous les sudaméricains qui se réunissent pour jouer au foot sur les muliples terrains, faire de la musique, ou simplement se retrouver entre amis. Aujourd'hui pour la première fois je me suis rendue dans ce petit bout d'Amérique Latine, sous le soleil, la musique cumbia hurlant dans les hauts parleurs nasillards, les canettes de bières en veux tu en voilà et les matchs de foot sur tous les terrains. Un petit air de comme-à-la-maison, une immense cour de récréation, le plaisir de revoir des amis, grignoter ensemble, profiter du beau temps, écouter la banda de Don Guichi, rentrer dans le rythme souriant de Peru Andino, encore et encore se gaver de regards amicaux, rires devant les joueurs de foot pas très au point, et sans cesse croiser des visages connus, des "ça fait plaisir de te revoir", des "à la prochaine" et des "viens à la maison!". Un petit bout d'Amérique Latine je vous dis, avec ses pays bien délimités, Colombie, Pérou, et tout au fond la Bolivie, chacun son terrain, "comme l'eau et l'huile, qui se touchent mais ne se mélangent jamais tout à fait", selon l'interprétation d'un ami. Un premier mai loin des manifs, loin de la France, mais si près des racines...